Les privilèges des champions

« Croyez-vous, citoyens d’Athènes, que jamais personne voudrait s’exercer au pancrace ou à quelque autre des sports lourds en vue de concourir à Olympie ou un autre des concours où l’on donne des couronnes, si l’on décernait la récompense non point au plus fort, mais à l’intrigant ? Personne ne l’aurait jamais voulu. Mais c’est, je pense, parce que la victoire représente une chose rare, disputée, belle et glorieuse à toujours qu’il se trouve des hommes pour tenter de l’obtenir au péril de leur vie et au prix des plus rudes épreuves ».

Représentation du couronnement d’un athlète par la déesse Victoire – cratère à figures rouges. Col. D 111 – Athènes, Kanellopoulos Museum

Par ces mots, l’orateur Eschine rappelle la raison première de la vie d’athlète : manifester son excellence en décrochant la victoire, puis en recevant la traduction matérielle de celle-ci : un prix (athlon). Les meilleurs des athlètes obtiennent, au fil de leur carrière, de nombreuses récompenses, honneurs et privilèges. Il s’agit d’abord de prix reçus sur le lieu même du concours. Ils peuvent revêtir une valeur purement symbolique : c’est le cas des couronnes végétales remises lors des concours dits sacrés ou stéphanites – le terme stéphanos désigne la couronne –, couronne d’olivier à Olympie, de laurier à Delphes, de céleri à Némée ou encore de chêne aux Kapetôlia, à Rome. C’est également le cas, à Olympie, du droit, accordé aux vainqueurs, d’ériger, dans l’enceinte sacrée, une statue à leur effigie. Au II^e siècle apr. J.-C., le voyageur Pausanias décrit ainsi, lors de sa visite du sanctuaire quelque deux-cents statues de champions. Le prix peut également avoir une valeur marchande, notamment dans les concours dits chrématites – ta chrémata désigne l’argent – ou thématiques, qu’il s’agisse d’argent monnayé ou d’un ou plusieurs objets de valeur : les meilleurs concurrents des Grandes Panathénées, à Athènes, reçoivent ainsi plusieurs dizaines d’amphores remplies d’huile des oliviers sacrés d’Athéna. Mais l’opposition, ressassée dans l’historiographie, entre prix symboliques et prix financiers, n’est ni totale ni systématique : les uns et les autres peuvent se combiner dans certains compétitions, notamment à l’époque impériale. Surtout, les prix symboliques déclenchent régulièrement l’obtention, dans un deuxième temps, de privilèges matériels. Symétriquement, les prix financiers, parce qu’ils démontrent l’excellence de leurs récipiendaires, ne sont jamais totalement dépourvus de portée symbolique.

À son retour dans sa cité, le champion reçoit différents types d’honneurs. Certains d’entre eux ne sont attestés que de manière isolée, créés spécifiquement pour un athlète. Il en va ainsi d’une frappe monétaire de la cité de Sicyone, dans les années 320, sur laquelle figure une représentation du plus grand champion jamais issu des rangs de la cité, Sostratos, champion olympique de pancrace à trois reprises (364, 360, 356 av. J.-C.). L’athlète est figuré dans la position de garde caractéristique du pancrace, immédiatement reconnaissable, les mains entrouvertes, le pied avant légèrement soulevé du sol.

D’autres honneurs sont d’usage régulier dans une cité donnée. À Sparte, les détenteurs d’un titre dans un concours stéphanite bénéficient du privilège d’aller au combat aux côtés du roi :

Le roi marchait à l’ennemi, ayant avec lui les athlètes vainqueurs dans les concours dont le prix était une couronne. On raconte que l’un d’eux à qui l’on offrait une grosse somme aux Olympia la refusa et qu’après avoir terrassé son adversaire à la lutte au prix de grands efforts, comme quelqu’un lui demandait : « Lacédémonien, qu’as-tu gagné de plus par ta victoire ? », il répondit en souriant : « Je serai placé devant le roi au combat ».

Plutarque, Lycurgue, 22, 7-8 (trad. R. Flacelière, E. Chambry & M. Juneaux).

Mais, si certaines cités ont pu développer des pratiques honorifiques propres, c’est à une même gamme de privilèges que recourt la plupart d’entre elles. Les athlètes peuvent ainsi recevoir des primes. À Athènes, les champions olympiques reçoivent, à leur retour dans la cité, une prime de 500 drachmes, somme considérable. Le montant de la prime olympique, supérieur à celui obtenu pour une victoire pythique, isthmique ou néméenne, reflète la place accordée aux Olympia dans la hiérarchie symbolique des compétitions. Par ailleurs, les vainqueurs des quatre concours majeurs (Olympia, Pythia, Isthmia, Nemea) ont le privilège d’être nourris dans la maison publique aux frais de la cité.

Sous l’Empire, certains concours, dits isélastiques, ouvrent droit à une pension versée par la cité de l’athlète. La liste des concours isélastiques est établie et périodiquement révisée par l’empereur. Le périmètre et les modalités de cette pension font l’objet d’âpres négociations conduites par les représentants des athlètes. Ainsi, au début du II^e siècle apr. J.-C., Pline le Jeune, alors gouverneur de la province de Bithynie-Pont, résume, dans sa correspondance avec l’empereur Trajan, les revendications que lui ont adressées les athlètes :

« Les athlètes estiment que les récompenses que tu as instituées pour les concours isélastiques leur sont dues dès le jour où ils ont été couronnés : quand ils font leur entrée triomphale dans leur patrie n’importerait pas, mais quand ils ont remporté leur victoire, jour à partir duquel ils ont le droit de faire cette entrée (…). Ces mêmes athlètes réclament leurs pensions pour le concours que tu as rendu isélastique, même si leur victoire est antérieure au moment où il l’est devenu : il est logique, disent-ils, si on ne leur donne pas ces pensions pour les concours qui ont cessé d’être isélastiques depuis leur victoire, de les leur donner pour ceux qui le sont depuis devenus ».

(Pline, Lettres à Trajan, X, 118 (trad. modifiée de M. Durry))

Pline sollicite l’éclairage de l’empereur. Ce dernier, loin de traiter l’affaire à la légère, se fend d’une réponse argumentée et précise, douchant les espoirs des athlètes.

Loin du mythe de l’amateurisme et du détachement matériel, les athlètes sont particulièrement soucieux de protéger leurs intérêts financiers. Conscients de la brièveté des carrières, ils s’emploient à décrocher des victoires durablement rémunératrices. Un contrat de corruption d’époque impériale peut être interprété dans ce cadre. Le document, unique en son genre, rédigé sur papyrus, a été retrouvé à Oxyrhynchos, en Égypte, et publié en 2014. Ratifié le 23 février 267 ap. J.-C., il lie les entourages de deux jeunes lutteurs engagés dans les cent-trente-huitièmes Megala Antinoeia d’Antinoopolis. Très détaillé, le contrat précise la somme versée à celui qui s’engage à perdre, ainsi que le montant du dédommagement si le combat ne se déroule pas comme prévu. Les sommes engagées sont très élevées. La compétition est isélastique et tout invite à penser que l’entourage de l’athlète corrupteur a décidé d’accomplir cette manœuvre frauduleuse afin de décrocher une pension, celle-ci devant permettre non seulement de récupérer les fonds investis dans l’opération de corruption mais aussi et surtout d’assurer par la suite des revenus réguliers.

Aux avantages cités précédemment s’ajoute l’usage, par les athlètes, de mettre en scène leurs propres mérites par l’intermédiaire de statues érigées non plus sur le lieu de leur victoire mais dans un lieu public de leur cité, accompagnées d’une inscription rappelant à tous les passants, pour l’éternité, les exploits du champion local. C’est d’une logique proche que relèvent les épinicies ou odes à la victoire, composées sur demande et déclamées par des poètes professionnels. Dans ces textes, les exploits des champions sont célébrés. À la suite de la victoire de Diagoras de Rhodes, lors de l’épreuve olympique de boxe de 464 av. J.-C., le poète Pindare compose une épinicie dans laquelle il n’omet pas de rappeler, pour la postérité, les autres victoires majeures de l’athlète :

À ce concours, deux fois Diagoras a conquis la couronne ; quatre fois il a triomphé à l’Isthme ; à Némée une fois, et une fois encore ; il a vaincu aussi dans la rocheuse Athènes.

L’airain d’Argos le connaît ; ils le connaissent, les prix qu’on distribue en Arcadie et à Thèbes, et les fêtes nationales des Béotiens ; Pellène et Égine l’ont vu vaincre six fois ; à Mégare, les tables de pierre ne tiennent pas un autre langage. Ô Zeus, ô Père qui veilles sur la croupe de l’Atabyre, sois propice à cet hymne, dû, selon le rite, au vainqueur olympique ; protège ce héros à qui son poing a conquis la gloire ; donne-lui le respect affectueux de ses concitoyens et des étrangers. Il va droit sur sa route, ennemie de l’insolence, et il sait bien pratiquer les sages leçons qu’il tient de ses nobles ancêtres. Ne laisse pas s’obscurcir le renom de toute la postérité de Kallianax ; en l’honneur des Ératides, la cité elle-même est en fête ; mais un seul instant voit souffler, des points opposés du ciel, des brises contraires.

Pindare, Olympiques, VII, 81-95 (trad. légèrement modifiée de A. Puech)

Au-delà des avantages matériels, les champions, d’hier comme d’aujourd’hui, espèrent et aspirent à résister à l’oubli, et s’emploient à décrocher, par leurs exploits, le privilège ultime d’échapper, pour un temps au moins, à la condition tragique de simple mortel…

Jean-Manuel Roubineau,

Maître de conférence en Histoire ancienne – Université Rennes 2