L’œil de la Gorgone

FACHAN (N.), L’œil de la Gorgone. 22 figures mythologiques sous un regard féministe – Paris : éditions Leduc, 2023. – 128 p. – ISBN : 9791028530044.

Première de couverture – Noémie Fachan / Leduc Graphik.

Dans L’œil de la Gorgone, Noémie Fachan propose de réinterpréter les mythes de 22 figures féminines en offrant une perspective féministe qui résonne avec les problématiques contemporaines. Ce récit graphique, qui marie habilement texte et illustration, nous plonge dans un univers mythologique revisité où la monstruosité est redéfinie sémiologiquement et esthétiquement.

C’est le personnage de la Gorgone Méduse qui inaugure la série mythologique. Quoi de plus logique quand on sait qu’elle incarne aujourd’hui un symbole féministe fort, renvoyant l’image non plus d’un monstre mais d’une femme puissante et résistante face à la violence masculine. Tous les personnages féminins de N. Fachan sont ainsi représentés sous les traits de Méduse – avec des cheveux de serpents – et ne sont pas nommées « femmes » mais « gorgones ». L’autrice se fait d’ailleurs elle-même appeler @maedusa_gorgon sur les réseaux sociaux. La Gorgone est donc le point de départ et la finalité de cet ouvrage.

Le ton est immédiatement donné. Méduse est présentée comme une figure complexe, à la fois tragique et puissante. N. Fachan dévoile ses origines, décrivant comment elle a été « punie » par Athéna, une déesse qui incarne les contradictions du pouvoir féminin : protectrice des justes, mais aussi, dans ce cas, perpétuatrice d’une injustice. En punissant Méduse, elle devient complice de Poséidon, le dieu violeur et refuse d’entendre la voix de la victime. Jadis belle prêtresse d’Athéna, Méduse devient une créature redoutée, symbole de la colère et de la douleur face à l’injustice.

À travers la réinterprétation de ce mythe, Noémie Fachan explore également la notion de monstruosité. Méduse et ses sœurs, loin d’être de simples figures terrifiantes, deviennent des symboles de résistance. Les illustrations rendent palpable leur colère et leur détermination à ne pas se laisser définir par la peur qu’elles inspirent. On voit ainsi Méduse utilisant son pouvoir pétrifiant non pas pour attaquer, mais pour se défendre contre les violences des hommes, transformant ainsi sa malédiction en force.

La narration, à la fois poétique et incisive, fait passer des messages clefs sur des problématiques féministes contemporaines. L’organisation générale est la même pour tous les personnages : un rappel du mythe originel sous forme de bande dessinée, une relecture féministe et un bilan mettant en parallèle le mythe et des réflexions sur nos sociétés patriarcales et les injustices qu’elle suscite, comme les questions de consentement, la culture du viol, la lesbophobie, l’écoféminisme, l’âgisme… Les sources anciennes sont souvent évoquées et, si les hommes ne sont pas exclus de la narration, les femmes prennent ici aussi la parole pour donner leur version et surtout pour devenir actrices dans le mythe, contrairement à la version originale. Loin d’être des personnages secondaires, les héroïnes mythologiques reprennent le contrôle de leur destin sous la plume de N. Fachan. Le récit est également ponctué de dialogues introspectifs qui invitent le lecteur à s’interroger sur sa propre perception des figures féminines, qu’elles soient mythologiques ou historiques.

L’œil de la Gorgone – Extrait.

Les illustrations sont précises et les couleurs flamboyantes. Chaque figure fait l’objet d’un portrait personnalisé et inclusif, mettant en lumière la diversité des corps féminins : Cassandre est rousse, Médée est métisse, Eurydice a les yeux verrons, Callisto est atteinte de vitiligo… Dionysos est également représenté en tant que personne non binaire.

Dans L’œil de la Gorgone, l’autrice réinvente ainsi le mythe de Méduse en mettant l’accent sur son rôle de victime et de résistante. Traditionnellement, Méduse est punie par Athéna après avoir été violée par Poséidon dans le temple de la déesse. N. Fachan propose une toute autre lecture : la transformation en Gorgone est ici perçue comme une forme de protection ambivalente, offrant à Méduse un pouvoir de pétrification qu’elle finit par maîtriser. Athéna, dans cette réécriture, n’est plus une figure punitive, mais aussi une déesse protectrice qui fait preuve de sororité. Cette malédiction pourrait être en fait un moyen pour Athéna de donner à Méduse un pouvoir contre les hommes qui la menacent, tout en illustrant l’ambiguïté de la « protection » offerte par les structures patriarcales. Méduse devient alors une figure de résistance, réappropriant son corps et sa force face à l’injustice.

Avec Circé, l’autrice explore la figure de la magicienne perçue comme dangereuse et manipulatrice. Elle est ici présentée sous un nouveau jour, centrant le récit sur son parcours d’émancipation face aux dieux et aux hommes. Circé, connue pour avoir transformé des hommes en porcs dans L’Odyssée, est ici réinterprétée comme une femme en quête de liberté et de pouvoir dans un monde qui la cantonne au rôle de marginale. N. Fachan met en avant sa solitude et son désir de s’affranchir des attentes divines et patriarcales. La transformation des hommes n’est plus seulement un acte de vengeance, mais une métaphore de la prise de pouvoir féminine. Circé, maîtresse de sa magie, incarne la réappropriation des moyens d’action, tout en rejetant les rôles imposés par les dieux.

Le personnage de Perséphone est un autre exemple intéressant dans cette réécriture mythologique. Dans la version de Noémie Fachan, elle est une figure ambiguë, à la fois victime et souveraine du monde souterrain. Le mythe classique de son enlèvement par Hadès est réinterprété ici non comme un simple acte de violence, mais comme un processus de transformation personnelle. L’autrice offre une vision plus nuancée où Perséphone, plutôt que de rester une victime passive, finit par embrasser son rôle de reine des Enfers. Ce choix symbolise une forme d’autonomie et d’acceptation de soi. Le passage entre les saisons, du monde lumineux de Déméter au royaume sombre d’Hadès, devient une métaphore de la transition entre l’innocence de la jeunesse et la connaissance de la femme épanouie, entre soumission et pouvoir. Perséphone n’est plus simplement une figure de la fertilité, mais une femme qui apprend à exister dans les deux mondes, à la fois jeune fille insouciante et femme qui assume ses désirs.

L’œil de la Gorgone est une œuvre captivante qui met en lumière des figures emblématiques de la mythologie grecque tout en questionnant les normes sociétales avec un regard féministe. Elle redonne la parole à ces héroïnes souvent restées dans l’ombre des héros et les rend actrices de leurs destinées. À travers la voix des Gorgones, N. Fachan crée un récit où la souffrance devient une source de pouvoir et d’émancipation. Ce récit graphique, riche en émotions et en réflexions, invite à reconsidérer la place des femmes dans les mythes, tout en résonnant avec les luttes féministes contemporaines.

Joy Rivault

Université Bordeaux-Montaigne