« Tous égaux devant la mort » ?
Le 1er novembre est l’occasion, si l’on peut dire, de faire un tour dans les cimetières, si semblables et uniques à la fois par les noms et les tombes qui les composent. Si cette tradition est directement liée à l’héritage chrétien (la fête de tous les Saints depuis le VIIIe siècle, associée à un office des morts dès le IXe s.), la mise en terre est – quant à elle – une pratique bien plus ancienne, sinon immuable. Ainsi, on sait que Romains et Grecs de l’Antiquité dressaient eux aussi des sépultures pour leurs défunts. Les rituels, l’organisation et même la localisation des cimetières, ou nécropoles, étaient différents des nôtres. Toutefois, et c’est ce que Fiona Cornet met remarquablement en lumière dans l’article qui suit, une similitude demeure : la coexistence de tombes imposantes aux côtés de sépultures plus dépouillées, un premier indice des écarts de moyens mis en œuvre selon les individus enterrés là. En creusant, les squelettes nous livrent aussi une histoire antique des classes sociales… Alors, tous égaux devant la mort ?
Reainfo
Esclave de comédie – céramique grecque.
L’histoire et l’archéologie des sociétés antiques ont longtemps été focalisées sur les élites des sociétés étudiées, principalement les hommes d’un niveau social aisé ; d’une part parce qu’ils sont les auteurs des sources textuelles, d’autre part parce que les vestiges archéologiques les plus éminents et les plus prestigieux sont aussi les plus visibles. Cette focalisation persistante des chercheurs sur les sources et monuments les plus remarquables a ainsi contribué à éclipser tout un pan de l’histoire grecque, ainsi comme l’écrit Carrie L. Sulosky Weaver : « […] our libraries are filled with the writing of the elite[1] ». Les groupes les plus modestes, mais aussi les marginaux, les esclaves, sont ainsi longtemps restés dans l’ombre d’un récit narratif écrasant, celui du « miracle grec ».
Qu’appelle-t-on « subalterne » ?
Ce terme est une construction moderne issu du latin sub-alternus, « sous quelqu’un d’autre », qui renvoie à une notion de domination et donc de hiérarchisation entre différents groupes sociaux. Antonio Gramsci emploie ce terme pour la première fois dans les Quaderni del Carcere (1926-1935) afin de décrire la situation des paysans en Italie du Sud . Les subalternes sont dans cette situation à la fois en raison de leur précarité économique, mais aussi parce qu’ils en sont venus à admettre le discours des puissants sans avoir la possibilité de faire entendre leur propre voix[2]. La notion de subalterne apparaît alors comme un enrichissement par rapport aux dénominations marxistes habituelles bourgeois/prolétaires ; il permet de rassembler situation sociale et subjectivité, donnée structurelle et donnée culturelle[3]. Toutefois, c’est surtout à partir des années 1980 que les recherches sur la subalternité se sont développées, notamment grâce au subaltern studies group, initié par Ranajit Guha. Ce groupe de chercheurs fonde ses études sur les sociétés post-coloniales en Asie du Sud et plus particulièrement sur les strates les plus modestes de la population. D’après ce courant de recherche, ce ne sont pas les élites mais les groupes les plus défavorisés qui sont à l’origine d’une prise de conscience et d’une rébellion contre les colons étrangers.
Les populations subalternes ont donc longtemps souffert d’un manque de considération scientifique – ce que l’on appelle « the voicelessness of the colonized », reflet de leur manque de visibilité dans les sources archéologiques en raison d’un triple silence : celui des classes subalternes elles-mêmes, des auteurs anciens et celui des chercheurs modernes[4]. Dans le domaine des sciences de l’Antiquité, c’est en partie sous l’angle de la définition des pauvres et de la pauvreté que la question de la subalternité a émergé[5]. Les travaux de Cyril Courrier et Julio Cesar Maglhaes de Oliveira ont permis de réévaluer la définition et la caractérisation des classes populaires dans le monde romain en défendant une approche « from below[6] ». Pour le monde grec, le livre de Nathan Arrington consacre un chapitre à la tombe, dans lequel il rejette les approches se concentrant exclusivement sur l’élite. Puis, l’ouvrage de Gabriel Zuchtriegel constitue un moment clé du renouveau de la bibliographie sur la colonisation : partant des subalternes, il contribue à fonder une image renouvelée de la Grèce classique, longtemps connue à travers les études façonnées par les textes et les traces matérielles laissées par les élites. Pour cela, il mobilise plusieurs sources à la fois : les sources littéraires, épigraphiques et archéologiques. L’archéologie, en donnant accès à l’ensemble des vestiges des sociétés du passé, du dépotoir au palais, et en particulier l’archéologie funéraire, permet d’atteindre aussi bien les tombeaux des princes et princesses que les fosses communes les plus simples.
La subalternité en contexte funéraire : indices archéologiques
Plusieurs études récentes ont permis de définir de potentiels marqueurs de subalternité visibles par l’archéologie funéraire, par exemple la visibilité des subalternes dans les nécropoles de Grande Grèce à l’époque archaïque[7]. L’étude des critères tels que la composition du mobilier funéraire, le mode de traitement du cadavre, l’architecture de la tombe ou encore sa localisation permet d’émettre des hypothèses sur un potentiel statut modeste voire servile. Ces auteurs soulignent la difficulté d’interpréter ces marqueurs qui varient beaucoup en fonction du site et de la période. Cependant, la mise en œuvre d’une méthodologie adaptée et l’étude systématique des sépultures en partant d’un enregistrement rigoureux offre de nombreuses informations sur la structure sociale des sociétés du passé.
Lorsque ces conditions sont réunies, le croisement des données archéologiques, anthropologiques et topographiques à différentes échelles peut apporter des résultats remarquables, comme le montre l’étude de la nécropole de Ponte di Ferro à Poséidonia-Paestum[8]. Dans ce cas précis, plusieurs éléments convergent pour suggérer l’identification du groupe social inhumé comme de la main-d’œuvre servile au service des citoyens de la cité : la localisation de l’ensemble funéraire, à distance de la cité, la proximité avec des espaces artisanaux, le caractère modeste des tombes employant des matériaux de récupération provenant d’une nécropole plus riche, mais aussi le piètre état de santé des individus connu par une analyse détaillée des squelettes. Les analyses anthropologiques permettent aujourd’hui d’appréhender non seulement des indicateurs de stress et d’activité (pathologies, traumatismes, modifications osseuses dues à des activités pénibles et répétées), mais aussi de connaître avec précision le régime alimentaire des individus et d’identifier les carences et autres périodes de famine. Ces analyses constituent ainsi un nouvel outil déterminant pour identifier des conditions de vie difficiles, potentiellement synonyme de subalternité.
En offrant une approche interdisciplinaire franche alliant étroitement sources historiques, archéologiques et anthropologiques, mais aussi une approche multiscalaire (de la nécropole à la cité et de la cité à la région), l’archéologie peut donc nous permettre d’atteindre les « oubliés de l’Histoire », ceux qui n’ont pas voix au chapitre.
La subalternité en Sicile archaïque
La question de la subalternité est très importante dans le contexte de la Sicile grecque archaïque, elle s’articule autour de plusieurs problématiques qui sont au cœur des débats pour la « colonisation » grecque. Entre le VIIIe et le Ve siècle av. J.-C., la fondation de nouvelles cités implique une nouvelle organisation de l’espace, mais aussi une nouvelle organisation du corps social. Notre connaissance de ce corps social reste assez imprécise même s’il existe quelques mentions dans les sources littéraires, notamment chez Hérodote. L’auteur des Histoires mentionne qu’en 483 av. J.-C, Gélon, tyran de Syracuse, profite d’un désaccord entre les pacheis, « les gras », c’est-à-dire les aristocrates locaux et le démos de Mégara, qui fait ici référence aux plus pauvres[9]. Cette mention permet de signaler l’existence de différentes strates sociales au sein de la population mégarienne avec un clivage entre les aristocrates et les groupes modestes. Pour Syracuse, Hérodote rapporte le cas des gamoroi, « ceux qui se partagent la terre », les aristocrates, et des kyllyrioi[10], qui seraient des indigènes sicules dépendants ou esclaves[11]. Ces mentions – bien qu’assez vagues – constituent un premier indice sur la présence des subalternes en Sicile archaïque.
Face à la rareté des sources textuelles et épigraphiques, l’archéologie contribue à notre connaissance de ces groupes subalternes au sein des cités grecques de Sicile. Le cas d’Himère, cité grecque du nord de la Sicile, fondée en 648 av. J.-C par des colons chalcidiens de Zancle, mais aussi de Syracuse, présente déjà des éléments de réflexion. La documentation à la fois très riche et récente d’Himère a bien facilité les différentes analyses, permettant ainsi de dégager certains ensembles tout à fait remarquables pour les questions qui nous intéressent. Au sein de la grande diversité des sépultures d’Himère se trouvent des tombes en fosses simples creusés directement dans le sable avec très peu de mobilier et disposées de manière irrégulière. Ces tombes appartiendraient à des individus plus modestes voire à des esclaves, hypothèse qui pourrait se confirmer pour trois d’entre elles avec la présence d’entraves en fer[12]. Dans ce cas précis, certains critères comme le type de tombe, le mobilier et la disposition du corps entrent donc en considération, d’autres critères comme l’état de santé peuvent aussi compter. À Himère, des analyses sur la présence de marqueurs de stress (cribra orbitalia, cribra cranii, hypoplasie de l’émail dentaire) ont été menées à la fois sur des charniers de soldats de la bataille de 480 et sur des sépultures de civils. Les soldats présentent moins de marqueurs de stress que les civils, ces résultats viennent appuyer l’hypothèse selon laquelle les soldats appartenaient dès l’enfance à une classe militaire qui leur a sans doute garanti un bon accès aux ressources alimentaires au contraire des civils[13].
La confrontation de différentes sources ainsi que la comparaison entre différents ensembles permettent de reconstituer une partie de l’histoire de ces couches sociales les moins accessibles.
Fiona Cornet
Aix-Marseille Université
[1] SULOSKY WEAVER 2022, p. 1.
[2] C’est la notion d’hégémonie culturelle définie par A. Gramsci.
[3] LIGUORI, 2016.
[4] ZUCHTRIEGEL 2018, p. 9, mais aussi nom d’un chapitre entier.
[5] GALBOIS, ROUGIER-BLANC 2014 ; WERLINGS 2014.
[6] COURRIER, MAGALHAES DE OLIVEIRA, 2022.
[7] ESPOSITO, POLLINI 2013.
[8] CONTURSI 2016.
[9] GRAS, TREZINY, BROISE, 2004, p. 573.
[10] HERODOTE, VII, 155.
[11] A voir débat entre Benedetto Bravo (BRAVO 1992), et Julien Zurbach (ZURBACH 2013).
[12] VASSALLO 2009, p. 239-241, l’auteur fait référence à des : inhumations en « modo irrituali », pour entraves voir GUZZO 2020.
[13] KYLE, REITSEMA, TYLER, FABBRI, VASSALLO 2018, p.161–172.
Bibliographie
CONTURSI, « Ponte di Ferro: una necropoli di schiavi? », Forma Urbis XXI, 11, 2016, p. 28‑31.
COURRIER, J. C. MAGALHAES DE OLIVEIRA, Ancient History from Below. Subaltern Experiences and Actions in Context, Oxon et New York, Routledge, 2022.
ESPOSITO, A. POLLINI, « La visibilité des classes subalternes dans les sources archéologiques. Considérations sur quelques cas d’étude en Grande Grèce », dans Ktèma 38, 2013, p. 117 – 134.
GALBOIS, S. ROUGIER-BLANC, La pauvreté en Grèce ancienne : formes, représentations, enjeux, Scripta Antiqua 57, Bordeaux, 2014.
GRAS, H. TREZINY ET H. BROISE, Mégara Hyblaea 5. La ville archaïque : l’espace urbain d’une cité grecque de Sicile orientale, Rome, 2004.
GUIDO, « Le concept de subalterne chez Gramsci », dans Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, no 128‑2, 2016.
P.-G. GUZZO, « Ceppi in ferro da sepolture e da santuari (VIII-I sec. a.C.). Problemi di interpretazione », dans Aristonothos. Rivista di Studi sul Mediterraneo Antico, 16, 2020, p. 127‑202.
OSBORNE, « Early Greek Colonisation? The Nature of Greek Settlements in the West », dans Archaic Greece: New Approaches and new Evidence, Londres, 1998, p. 251‑269.
C.L. SULOSKY WEAVER, Marginalised Populations in the Ancient Greek World: The Bioarchaeology of the Other, Edinburgh University Press, 2022.
VASSALLO, « Himera : indagini nelle necropoli », in Bonaudo R., Cerchiai L. et Pellegrino C., éd., Tra Etruria, Lazio e Magna Grecia: indagini sulle necropoli, Atti dell’incontro di Studio, Fisciano, 2009, p. 233‑260.
ZUCHTRIEGEL, Colonisation and subalternity in classical Greece, experience of the nonelite population, Cambridge university press, 2018.
ZURBACH, « La formation des cités grecques : statuts, classes et systèmes fonciers », Annales. HSS, 68, 4, 2013, p. 957‑998.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Fiona Cornet (4 novembre 2024). « Tous égaux devant la mort » ? Actualités des études anciennes. Consulté le 9 décembre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12lzu
