01 – Spartacus (1953)

Spartacus, réalisé par Ricardo Freda (1953) – 95 minutes // titre original italien : Spartaco // dans le rôle-titre : Massimo Girotti.

© Associati Produttori Indipendenti Film (API Film), Corsorzio Spartaco et Rialto Films.

Pourquoi faudrait-il voir le Spartacus de Riccardo Freda, alors que le personnage de Spartacus a valu au cinéma de nombreuses versions dont celle-ci n’est que la quatrième après trois muets de 1909, 1913 et 1926 ; alors que ce n’est pas la plus connue, devancée par celle de Stanley Kubrick en 1960 ; que c’est du noir et blanc et qu’elle s’éloigne de la vérité historique : préfère-t-on faire mourir au combat ce décurion plutôt que sur la croix ?

Toutes les adaptations, jusqu’au téléfilm de 2004, lui aussi inspiré du roman d’Howard Fast, tournent autour des exploits de Spartacus, héros historique qui mena une révolte servile en Italie du Sud, faillit déstabiliser la République romaine entre 73 et 71 avant Jésus-Christ, et mourut crucifié. Il fut tentant de faire de ce prisonnier thrace, enrôlé malgré lui dans une école de gladiateurs, et rebelle soulevé pour sa liberté, un leader politique engagé dans une lutte idéologique façon moderne. Lutte des classes anachroniques, à laquelle Freda, apolitique, n’adhère pas de façon aussi marquée. En 1953, la fin de la guerre n’est pas si loin, le problème de la liberté le hante, il en est bien sûr question. Mais si l’on s’en tient à la vérité historique ou à Plutarque, Spartacus, loin d’être marxiste – ! -, veut d’abord et avant tout, échapper à l’esclavage, quitte à organiser ensuite un plan de survie plus vaste.

Freda, photographe, peintre, esthète de l’aventure, réussit à merveille les scènes de groupe, de batailles, de cirque, de traversée nocturne du fleuve où l’on voit les gladiateurs sauter avec armes et torches et… Problèmes. Tout cela tourné dans les arènes de Vérone, sur un vrai pont enjambant l’Aniene, ou dans les studios du Centro Sperimentale di Cinematografia. Une quarantaine de jours de tournage, rapide et efficace, à la Freda. Au-delà de « l’émotion, la tension, la vitesse » qui à ses dires sont l’essentiel, Spartacus se focalise non pas sur « l’homme banal, l’homme de tous les jours », mais « l’homme qui vit de grands moments, de grands conflits ». Freda insiste ici sur la rivalité amoureuse entre la fille du général romain Crassus et la fiancée des débuts, une concurrence fatale à ce Spartacus version italienne. Dilemme amoureux complètement imaginaire.

Massimo Girotti et Ludmila Tcherina – OswaldLR, Public domain, via Wikimedia Commons.

À mes yeux, plus encore que ces ressorts dramatiques et psychologiques, plus encore que cette restitution de la société romaine, sa partition entre esclaves – dont la condition est bien rendue – et hommes de pouvoir d’autant plus inhumains qu’ils ont eu peur, compte un épisode particulier qui met dans la lumière un personnage secondaire : à table, ou plutôt installé sur son lit de repas, il crève l’écran, un personnage historique très connu de cette période. Séquence bonus avec Lucullus.

Un  grand général qui ne recueillera pas les fruits de son talent de tacticien, privé à Rome de son « Triomphe », et qui, ici, sous le regard amusé de Freda, rentre dans notre histoire comme un expert de la cuisine qu’il fut aussi dans l’Histoire : la scène au début du film[1] confronte ce Lucullus à un cuisinier qui croit recueillir des éloges pour son travail, derrière un porcelet cuit par ses soins ; Lucullus goûte, tandis que tout le monde retient son souffle, attendant son verdict. Il a auparavant donné le secret d’une cuisson parfaite que la pointe d’un couteau pourra établir. Ce qui suit est extraordinaire, le suspens joue à plein, entre la mine satisfaite du Maître qui déclenche le soulagement des invités, aussitôt suivie de la clameur horrifiée lorsque, sur le point d’avaler et d’avoir donc achevé la dégustation de cette bouchée de viande piquée sur le plat de porc, Lucullus recrache tout ! Mine horrifiée du cuisinier humilié, murmures du public, et colère du gourmet-esthète-cordon-bleu, Lucullus. Scène de comédie savamment orchestrée et jouée, que le dialogue qui suit rend savoureuse. Dans cette assemblée de matrones et de sénateurs qui brillent de tout leur éclat dans ce noir et blanc granuleux, plus profond que la couleur, c’est Freda que l’on entend, lui qui a le recul pour savoir combien ces paroles sur la postérité de Lucullus sont prophétiques. Une scène merveilleuse au sens fort du mot. Presque muette, elle vaut aussi par le jeu de l’acteur italien, non cité au générique, dont j’ai eu grand mal à trouver le nom. Nerio Bernardi, 211 films, en majorité italiens, 6 sous la férule de Fréda et 11 péplums, un muet et 10 parlants.

Revoyez ce film et attardez-vous sur cette scène particulière, pleine de ces realia que nous aimons, pleine d’humour et de finesse avec une connivence culturelle immédiate entre l’époque de Lucullus (73 a. J-C), celle de Freda (1953), et la nôtre (2024) !

Martine Muracciole Aziza

[1] Sur Lucullus, je vous renvoie à la page 33 de mon livre Rome Côté cuisines, aux Belles Lettres, où j’évoque ce grand chef, à tous les sens du mot. Et au DVD du film, code time 21.21 à 21.40.