02 – Kaos (2024)

Kaos, une série réalisée par Charlie Covell (2024) – 8 épisodes (50 min) // disponible sur Netflix.

© Charlie Covell – Netflix.

Fin août 2024 est sortie sur la plateforme de streaming Netflix une série britannique de huit épisodes d’environ cinquante minutes chacun, modernisant la mythologie grecque. Moins de deux mois plus tard, faute de succès suffisant, on apprenait qu’elle n’était pas renouvelée pour de futures saisons malgré une réception plutôt élogieuse de la part des journalistes et du public[1]. Comment expliquer ce paradoxe ?  De quelle manière les mythes gréco-romains y sont-ils évoqués ?  La série arrive-elle à satisfaire tant les passionnés d’Homère que les néophytes en la matière ?

Résumer cette série tient déjà d’un travail herculéen tant le scénario va dans de nombreuses directions avec ses dieux et héroïnes. De nos jours, dans son palais de l’Olympe, Zeus s’inquiète d’une prophétie le concernant : « Une ligne apparaît, l’ordre disparaît, la famille saigne et le chaos règne. » Pris de dépression et d’accès de colère, il cherche donc à ce qu’elle ne se réalise pas en accusant sa femme Héra et ses frères Hadès et Poséidon. Dans le même temps, sur Terre, on suit le destin de deux femmes : Riddy (Eurydice), petite amie du chanteur Orphée qui souhaite le quitter et Ariane, fille du roi Minos, voulant découvrir la vérité sur son étrange famille. Enfin, aux Enfers, Caeneus, un employé, ancienne amazone, s’ennuie dans son job de douanier avec son petit chien à trois têtes Cerbère. Le tout étant raconté par le Titan Prométhée, coincé sur son rocher, qui fait le lien entre les différents arcs scénaristiques en s’adressant directement au spectateur, étant à l’origine de la fameuse prophétie.  

Le casting est excellent, porté par le charismatique Jeff Goldblum (Zeus) ou pour les fans de pop culture, David Thewlis, qui joue ici Hadès, mais qui a aussi interprété un autre dieu, Arès, dans le film Wonder Woman (de Patty Jenkins en 2017) et le professeur Lupin dans la saga Harry Potter (2004-2011). Quant à la réalisation, elle s’adapte aux différents environnements, gorgée de soleil pour filmer la Crète ou dans un noir et blanc stylisé pour les scènes dans les Enfers. Le tout obéissant un peu facilement à la logique sérielle avec une grosse révélation à la fin de chaque épisode pour nous pousser à regarder la suite.

Concernant le fond, il faut bien avouer que pour tout passionné de mythologie gréco-latine, la série est assez jouissive et ce, dès ses premiers instants. La créatrice a su faire preuve d’ingéniosité pour adapter les mythes antiques dans notre société occidentale actuelle : Orphée est une pop-star naïve aux chansons mièvres, Poséidon un riche armateur un peu beauf sur son yacht, Thésée, un garde du corps sur lequel fantasme Ariane… Parfois, la série respecte les sources antiques, parfois elle s’en éloigne, mais toujours de manière très logique en mélangeant plusieurs gestes héroïques : les Troyens, après leur guerre perdue, sont ainsi des réfugiés politiques, parqués dans un quartier de Cnossos. Le tout saupoudré d’un humour très british et pince-sans-rire. Nous en voulons pour preuve une scène de l’épisode 2 se déroulant dans le bar La Grotte tenu par le cyclope Polyphème. Il s’y déroule régulièrement un jeu dont le gagnant pourra aller aux Enfers sauver un être cher. S’en suit des épreuves jugées par les Moires, comme par exemple dessiner de mémoire sur un mannequin tous les grains de beauté du défunt : ce que réalise brillamment Orphée, aidé par Dionysos. On se plaît ainsi à essayer de repérer toutes les références et à deviner la suite des événements en regardant les décors ou en écoutant attentivement les dialogues[2]. Quelqu’un de très hermétique à l’Antiquité passe-il un aussi bon moment ? Rien n’est moins sûr, tant la série peut s’avérer complexe à suivre entre ses différents arcs et protagonistes si on ne possède pas un minimum de bagage mythologique. Il faut alors accepter que certaines références nous échappent, même pour les passionnés, quitte à se plonger par la suite dans les écrits anciens de Diodore de Sicile, du Pseudo-Apollodore ou d’Ovide[3] pour en savoir plus. C’est peut-être pour cela que la série n’a pas eu le succès escompté sur Netflix : trop riche de sens, trop baroque et peut-être trop absconde pour une grande partie des spectateurs. C’est aussi le problème de travailler avec des plateformes de streaming. Les créateurs n’étant pas sûr de voir leurs séries renouvelées pour plusieurs saisons, ils auront tendance à mettre le maximum d’intrigues et d’enjeux en quelques épisodes, tant pour accrocher les spectateurs que pour que leur série puisse, le cas échéant, se tenir en une saison.

Pourtant, la créatrice Charlie Covell a le mérite de montrer, grâce à son écriture, la perméabilité des mythes grecques, qui peuvent s’adapter à chaque époque. Les thèmes du consentement, de la transidentité, du handicap ou de la violence sociale sont évoqués sans être de vrais enjeux à part entière, mais sont présents dans la construction de certains personnages tels Caeneus, Astyanax ou Icare. Le personnage d’Eurydice, par son cheminement, symbolise le parcours d’une héroïne un peu oubliée des sources anciennes et qui prend cette fois la parole pour exprimer l’ambivalence de ses sentiments. La scénariste a d’ailleurs trouvé son inspiration dans le récit L’Odyssée de Pénélope de Margaret Atwood[4]. De même, c’est aussi une série sur la famille et sur l’acceptation des autres vis-à-vis de sa propre singularité, à l’image de Dionysos et Ariane qui font face à leurs pères autoritaires. Les scènes n’éludent pas non plus la violence et la sexualité des mythes grecs, sans tomber dans le voyeurisme, ce qui peut toujours être le risque quand on adapte les passions chez les dieux[5]. C’est là que l’humour est aussi très utile pour les rendre ridicules et les renvoyer à leurs propres paradoxes.

Ainsi, cette satyre outrancière de l’Olympe va de pair avec un vrai amour de la scénariste et des acteurs pour leurs personnages. On se met à souhaiter qu’Ariane devienne une princesse confiante en elle ou qu’Eurydice trouve enfin sa place dans tout ce capharnaüm. La fin de la saison 1 annonçait un combat titanesque, intime et jouissif en ce sens. Il aurait aussi permis à d’autres personnages iconiques d’intervenir[6], tout en approfondissant la psyché de ceux existants. Dommage que l’on ne voit sans doute jamais tout cela, ce qui laisse in fine un gros sentiment de frustration à la fin du visionnage de l’ultime épisode.

Cyrille Ballaguy

Médiateur culturel – site archéologique de Gisacum

Docteur en muséologie – Université de Lille

[1] Sur le site https://www.allocine.fr/ où elle a la note 4/5 pour les journalistes et 3,7/5 pour les spectateurs.

[2] Ainsi, la fin de l’épisode 7 annonce une possible histoire d’amour entre Ariane et Dionysos, présente dans les mythes.

[3] Le Livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, La Bibliothèque du Pseudo-Apollodore et Les Métamorphoses d’Ovide.

[4] Interview à retrouver sur le site de Télérama : https://www.telerama.fr/series-tv/charlie-covell-showrunner-de-kaos-les-mythes-evoluent-en-fonction-de-leur-narrateur-7021930.php

[5] On peut penser à la saga littéraire de dark romance Hadès et Perséphone de Scarlett St. Clair.

[6] On pense aux autres dieux du panthéon olympien, parfois seulement évoqués dans la série : Athéna, Hermès, Héphaïstos…