03 – Les Légions de Cléopâtre (1959)

Les Légions de Cléopâtre, réalisé par Vittorio Cottafavi (1959) – 98 minutes // titre original : Le Legioni di Cleopatra // dans le rôle-titre : Linda Cristal.

Entrepris sans doute dès l’annonce de la mise en production de Cléopâtre[1] par la 20th Century Fox, ce film s’inscrit dans la longue liste des péplums italiens de la fin des années 1950 et du début des années 1960. Bien que disposant d’un budget assez important pour sa catégorie (il s’agit d’une co-production multiple associant l’Italie, l’Espagne et la France), ce film se présente donc comme un « péplum » de série B. Mais son scénario, d’une rare intelligence, et la mise en scène somptueuse de Vittorio Cottafavi, qui signe là une de ses meilleures œuvres, en font un objet d’une stature supérieure.

© Spa Cinematografica, Comptoir Français Du Film.

L’action se situe aux tout derniers temps de la guerre civile. Marc Antoine, battu à Actium, s’est réfugié auprès de Cléopâtre à Alexandrie, poursuivi par Octave. Afin d’abréger le conflit, celui-ci envoie un de ses meilleurs officiers, Caius Lucilius, en mission secrète. Sa mission est de gagner clandestinement Alexandrie et d’arriver à approcher Antoine pour le convaincre d’arrêter la guerre et de rentrer à Rome. Caché sous l’identité d’un gladiateur grec nommé Curridios, Lucilius entre en ville et s’y fait de nouveaux amis, dont une charmante jeune femme. Mais dans une taverne, il tombe sous le charme d’une danseuse orientale, Bérénice. Ce qu’il ignore, c’est qu’il s’agit en fait de la reine Cléopâtre, qui aime ainsi s’encanailler. Arrivant malgré tout à approcher Antoine, Lucilius essuie un refus catégorique de sa part, car il exècre Octave et ce qu’il représente. Il est également bafoué par Cléopâtre qui lui révèle sa personnalité. Mêlé malgré lui à un complot des prêtres et des notables alexandrins, Lucilius ne parviendra qu’à sauver ses amis, sans pouvoir agir sur le cours des événements historiques…

Ce scénario, pour invraisemblable qu’il soit, repose en fait sur une construction magnifiquement élaborée. Il entremêle deux structures différentes. D’un côté, le schéma classique du péplum : un héros populaire, juste et courageux (Lucilius) qui va vivre des aventures classiques du genre. Mais au-dessus de lui se déroule un autre récit, la grande tragédie historique qui met en scène Marc Antoine, Cléopâtre et Octave, tragédie dont il ne comprend d’ailleurs pas grand-chose, et sur laquelle il n’a aucune prise. Tout le film repose sur la figure du double : double récit, mais aussi personnages dédoublés. Marc Antoine, au double prénom, est déchiré entre sa fidélité à Rome et sa passion pour l’Égypte ; le héros emprunte une fausse identité ; Octave se prépare à devenir Auguste ; la palme revenant à Cléopâtre, qui hante les tavernes sous le nom de Bérénice.

Ce double récit permet aussi, par un mécanisme de distanciation (Cottafavi connaît Brecht !), de porter un regard critique sur les événements historiques qui se déroulent sous les yeux de Lucilius. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la chute de la République romaine et de l’avènement d’une forme de dictature, l’Empire, incarné par Octave. Femme puissante, indépendante mais vaincue et écrasée par des forces trop grandes (un type de personnage féminin récurrent chez Cottafavi), Cléopâtre est quant à elle finalement sacrifiée.

On notera aussi l’humour de Cottafavi, parfois très acerbe, comme lorsqu’Octave commente les actions de Lucilius : « C’est un homme de valeur, mais il a gardé de ses origines une façon de penser un peu plébéienne… » ; mais surtout ses envolées de mise en scène, ainsi lorsque Cléopâtre, vaincue, traverse le champ de bataille en conduisant elle-même un char et qu’un cheval se redresse brusquement dans les ruines à son passage, comme pour lui rendre hommage. Grand film politique, très pessimiste malgré une fin légèrement amendée (Lucilius, écœuré, quitte l’armée et Octave, et part seul comme un héros de western, mais est rejoint in extremis par la petite héroïne d’Alexandrie), Les Légions de Cléopâtre est l’une des plus grandes réussites de Vittorio Cottafavi dans le genre du péplum, avant l’autre sommet, mythologique celui-là, que sera Hercule à la conquête de l’Atlantide.

Laurent Aknin

Enseignant, critique et historien de cinéma

[1] Réalisé par Joseph L. Mankiewicz (1963).