06 – Rome (2005-2007)

Rome, série réalisée par John Milius, William J. MacDonald et Bruno Heller (2005-2007) // 2 saisons, 22 épisodes, 44-65 minutes // Titus Pullo : Ray Stevensen ; Lucius Vorenus : Kevin McKidd.

©John Milius, William J. MacDonald, Bruno Heller – HBO.

« Il y avait dans cette légion, deux hommes du plus grand courage, deux centurions, T. Pullo et Vorenus, qui approchaient des premiers grades… »

César lui-même écrit ces mots dans la Guerre des Gaules. Il y consacre un paragraphe très réussi d’un point de vue dramaturgique : l’armée harcelée par les Nerviens est dans une situation critique et tous les Romains, du légat au moindre soldat, sont exemplaires et tout particulièrement ces deux hommes, rivaux acharnés, qui tentent de se surpasser l’un l’autre dans l’héroïsme et finissent par se sauver mutuellement. Ces Romains de la plèbe avaient en partage les valeurs de l’aristocratie : émulation, dépassement de soi et grandeur d’âme.

Le scénario de la série Rome prend la suite de César en faisant de Vorenus et de Pullo ses héros et en leur inventant une vie après les Gaules et tout au long des Guerres civiles. Et c’était une excellente idée ! Avant tout, parce que ces personnages ne sont pas des prétextes. Les scénaristes ont creusé l’ambivalence de leur caractère oscillant entre âpreté et générosité, ambition et abnégation et sur leurs interactions en les utilisant comme des pôles : Pullo le sanguin spontané, violent, mais naïf, Vorenus, plus introverti, plein d’une froide détermination, capable de calcul comme de désintéressement. Ce jeu des contraires anime une tension dramatique et se prête à de multiples variantes et les deux héros sont tour à tour confrontés aux mêmes épreuves, auxquelles ils réagissent avec leurs défauts respectifs. Leurs chemins se croisent, se heurtent, divergent, se rejoignent. L’autre profit que le scénario a tiré de cette idée de départ est le pas de côté. Vorenus et Pullo, requis comme escortes, gardes du corps ou encore tueurs à gages, sont les premiers spectateurs d’un grand nombre d’épisodes de l’histoire politique et militaire qui s’est jouée entre 54 et 30 avant J.-C. Les deux centurions font entrer les spectateurs dans la Grande Histoire par la petite porte. Bien sûr, ils ne peuvent pas être partout et nous les abandonnons ponctuellement pour suivre Octave, Attia, Cicéron, Antoine ou César. En effet, la série ne manque presque aucun événement marquant de l’époque et elle peut servir d’introduction à la trame historique riche et complexe de la fin de la République. Dès l’Antiquité, cette période a fasciné et horrifié historiens et biographes, qui la percevaient comme le théâtre sanglant des passions. Aborder cette phase implique, pour un public au départ anglo-saxon, un complexe système de références variable selon l’érudition des spectateurs. Les allusions à l’histoire antique croisent celles faites au théâtre de Shakespeare, au grand péplum de Mankiewicz ou à la Roman Revolution de Sir Ronald Syme. La collaboration de la BBC avec HBO et le casting d’acteurs et d’actrices formés au théâtre classique permettent de jouer ce double-jeu sans ridicule. L’importance attribuée au scénario est un des atouts de la série, car ses producteurs étaient également des scénaristes ambitieux comme John Millius. William Mac Donald venait du cinéma indépendant. Cependant, le véritable inspirateur de la série fut Bruno Heller, à l’origine de la plupart des idées originales et des choix artistiques.

La série est-elle à la hauteur de ses prétentions historiques ? Oui, dans ses grandes lignes. Le parti a été pris de renoncer à une reconstitution scrupuleuse pour lui préférer une ambiance naturaliste. En effet, pour reconstituer le quotidien antique, l’astuce a consisté à ne pas chercher la vérité mais à donner à sentir les réalités dans lesquelles se mouvaient les personnages historiques, en visant un équilibre entre l’exactitude et ce que le spectateur s’attend à voir. De fait, le générique est un excellent résumé de ce compromis. La musique composée par Jeff Beal est jouée à l’aide d’instruments romains avec la prédominance de la bi-flûte, mais elle est de facture occidentale, donc audible pour nos oreilles. L’animation a été réalisée en partant d’œuvres de Pompéi et d’Herculanum. Le laraire est celui de la maison du Centenaire et une autre représentation réutilise celui des Vettii ; le calendrier s’inspire de celui de Pompéi ; la rue où coule le sang est la Via dell’Abbondanza ; le memento mori est une animation d’une célèbre et énigmatique mosaïque qui appartient au répertoire philosophico-humoristique de la cité campanienne. Ces œuvres sont postérieures à la période englobée par le film mais elles constituent des images que l’on associe à la Rome antique. En même temps, le choix d’ouvrir chaque épisode sur cette plongée dans l’art de la rue et du quotidien, en sélectionnant les graffiti sexuels et violents (et en inventant au besoin) est en soi révélateur d’un autre intérêt de la série : la dimension sociale sous-jacente, le point de vue des sans grade de l’histoire, souvent cru, fataliste et critique, bref, sans illusion.

Mais les Grands ? Sont-ils bien rendus ? Pour éviter la pesanteur pédagogique comme les discours grandiloquents, les scénaristes ont greffé une trame intime sur les personnages historiques, entrelaçant le grand jeu politique et la stratégie des sentiments. Cette tactique, somme toute classique, a quand même fait quelques victimes, principalement les femmes. Si Servilia, admirablement incarnée par Lindsay Duncan, dont la diction impeccable rend bien l’aristocratisme de cette patricienne, se voit reconnaître l’intelligence stratégique dont témoignent les sources antiques, elle est poussée par des motivations bien sentimentales. Mais ce sont Attia, la séduisante Polly Walker, et Cléopâtre, Lindsay Marshal, qui subissent les plus grosses avaries et ce n’est pas la faute des actrices. Attia, parée et fardée en star de péplum voyante et vulgaire, a une vie complètement inventée. Loin d’être l’épouse d’un consulaire, elle se retrouve veuve joyeuse, amante jalouse d’Antoine, mais elle y gagne d’être créditée de quinze ans de vie supplémentaires. Quant à Cléopâtre, elle part de très loin à sa première apparition, adolescente droguée et érotomane, elle a fort peu à voir avec la souveraine hellénistique. Le pied de nez voulu à l’héroïne de Mankiewicz tombe à plat même si dans la suite, elle gagne en intérêt. Les femmes ne sont pas les seules à être mues par leurs passions mais, à la différence des hommes de la série, elles se limitent à cette dimension. Un brin de misogynie, peut-être ? Ce sont les hommes, servis par une galerie d’acteurs, qui ont porté la série avec panache. Kevin McKidd creuse progressivement un L. Vorenus tout en profondeur tandis que Ray Stevenson incarne avec ses tripes un T. Pullo, qui ressemble à une grenade dégoupillée. Ciarán Hinds n’eut aucun mal à coiffer les lauriers de César, car César et lui se fréquentaient depuis longtemps sur les planches du théâtre shakespearien. James Purefoy, Antoine, avait la difficile mission de faire oublier Richard Burton et surtout Marlon Brando. Il y parvint très bien en instillant une malice canaille à son personnage ; il était en outre servi par un scénario ouvertement compréhensif. Mais si Antoine est valorisé par le script, ce ne peut être qu’aux dépens de Cicéron. L’excellent David Bamber, habitué des rôles de clergymen cauteleux, a mis tout son avoir faire à rendre un Cicéron rusé et craintif même s’il n’est pas dépourvu d’une certaine grandeur dans son pessimisme. Tobias Menzies a marqué le rôle de Brutus en parvenant à rendre tout à la fois la raideur attique et la vulnérabilité d’un traitre intègre. Octave, sous lequel perçait Auguste, personnage en tout point inquiétant a eu deux incarnations, d’abord celle de Max Pirkis pour l’adolescent, puis celle de Simon Woods.

Cette série est-elle une réussite ? Oui, elle a eu un très grand succès et a fait naître un intérêt très vif pour l’histoire romaine dans la génération HBO. Mais elle est inégale, car si la première saison est assez cohérente et prend le temps d’installer les situations (elle est en grande partie scénarisée par Bruno Heller), la seconde saison s’accélère brutalement et précipite la fin. La cause en est le budget : en cours de tournage il a fallu se résoudre à abandonner les cinq saisons initialement prévues et la solution a consisté à ramasser dans les derniers épisodes des éléments prévus pour les saisons 3 et 4. Seule notre imagination pourra achever l’histoire de Vorenus et Pullo et c’est peut-être mieux ainsi.

Marie-Claire Ferriès

Université de Grenoble Alpes