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18 – Cabiria (1914)

Cabiria, réalisé par Giovanni Pastrone (1914) – 190 minutes // dans le rôle-titre : Lidia Quaranta.


© Gabriele d’Annunzio, Giovanni Pastrone.

4,5 km de bobine, parce que oui, avant, on comptait en longueur de pellicule, 3h14 de film, Cabiria est le premier grand monument du septième art, la première superproduction, ce qu’on appellerait aujourd’hui un blockbuster. Nous sommes en 1914, aux balbutiements des longs métrages, où une production en studio coûterait environ 250 000 euros d’aujourd’hui, l’équivalent de 6,3 millions d’euros actuels sont investis dans Cabiria. Le film est tourné en studios à Turin, mais la production se déplace dans le désert algérien, dans les décors de Piémont proches de Turin, sur les bords de l’Adriatique, en Sicile et dans les contreforts des Alpes, avec des éléphants. Des décors imposants sont construits pour l’occasion, comme la très célèbre façade du temple de Baal : bouche dentue monstrueuse à trois yeux « avalant » les fidèles, la statue animée de Moloch brûlant des enfants dans une cruelle scène de sacrifices ou encore les remparts de Cirta assiégée.

On y suit les aventures d’une jeune patricienne enlevée et traînée en esclavage avant d’être sacrifiée à Moloch. Elle est sauvée par un espion romain qui envoie son esclave Maciste. Les trois vont subir les événements de l’histoire montrés à l’écran en autant de tableaux saisissants : l’armée carthaginoise et ses éléphants dans les Alpes, Archimède et ses miroirs à Syracuse, l’entrée de Scipion à Carthage, le drame de Sophonisbe. Cabiria grandit, elle est en âge de se marier à la fin de la guerre et elle choisit son sauveur, qu’elle libère de l’esclavage dans lequel il était tombé au fil des péripéties.

Giovanni Pastrone livre une fresque colossale, totale. C’est le premier long métrage à sujet antique et il comporte déjà tous les éléments qui feront l’âge d’Or du péplum dans les années 1950-1960 : faste des décors opératiques tridimensionnels (le réalisateur a développé la technique du travelling, plaçant la caméra sur un chariot, à cette occasion), scènes d’actions, hommes forts (Maciste aura droit à de nombreuses séries B à son nom), mélodrames, aventures épiques, effets spéciaux grandiloquents, batailles… Pastrone envisage son œuvre comme un croisement de tous les arts du spectacle de son époque : des spectacles circassiens avec Maciste ou encore cette tour humaine pour pénétrer dans Carthage ; un opéra et ses décors impliquant peintres et architectes ; des livrets distribués aux spectateurs ; de la musique (la Symphonie du feu de Pizzetti composée pour l’occasion) ; de la poésie avec les intertitres du poète Gabriele D’Annunzio. Pour la première fois, tous les arts sont mis au service d’une seule production.

Itala Film, Public domain, via Wikimedia Commons.

D’Annunzio, animateur de la droite nationaliste, auteur favori de Mussolini, assure en grande partie la promotion du film, il le présente comme une représentation archéologique et historique fidèle de l’Antiquité. Cela fait sourire l’archéologue que je suis aujourd’hui, car rien dans le film ne correspond – même partiellement – aux connaissances archéologiques de cette époque, surtout concernant les Carthaginois, et les contenus historiques y sont biaisés par une vision nationaliste et raciste de l’histoire italienne. Les architectures, les costumes des « orientaux » doivent beaucoup à la culture arabe. Et pour cause, en 1912, l’Italie est devenue une puissance coloniale, récupérant une partie de la Libye alors aux mains des Ottomans, la « libération » de la Libye étant jugée similaire à une croisade par le Pape. Le film glorifie la culture latine, met en scène la suprématie romaine qui est, aux yeux d’Annunzio notamment, celle de l’Italie unifiée. Les pires clichés véhiculés par la littérature gréco-romaine sont donc réemployés et tirés à leur extrême pour montrer la barbarie de « l’autre ». Le film ancre pour longtemps dans l’imaginaire collectif le stéréotype antisémite du Phénicien. Le succès international du film sert à justifier les ambitions coloniales de l’Italie en rappelant à tous le glorieux passé de la péninsule. Peu importe que les Arabes contemporains n’ait pas grand-chose à voir avec les Puniques antiques, peu importe que jamais Moloch n’ait été adoré à Carthage, encore moins via des sacrifices humains, peu importe que jamais les Puniques n’aient sacrifié d’enfants, l’important est de doter l’Italie triomphante de vertus civilisatrices.

Spectacle total mettant en lumière l’actualité brûlante de son époque, Cabiria, malgré quelques défauts scénaristiques, est un des points d’origine du cinéma du XXe siècle. On ne s’étonne donc plus de sa présence dans tous les tops des films les plus influents de l’histoire du cinéma, sûrement le seul à sujet antique !

Matthieu Soler

UMR TRACES


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Matthieu Soler (18 décembre 2024). 18 – Cabiria (1914). Actualités des études anciennes. Consulté le 14 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12y9n


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