21 – Jason et les Argonautes (1963)
Jason et les Argonautes, réalisé par Don Chaffey et Ray Harryhausen à l’animation (1963) – 105 minutes // titre original : Jason and the Argonauts // dans le rôle-titre : Todd Armstrong ; Médée : Nancy Kovack.
Un hoplite géant qui écrase des humains, des navires broyés par des falaises comme par un casse-noix, des squelettes combattants qui surgissent du sol : le fantastique est partout dans ce film qui exploite habilement des épisodes du mythe des Argonautes. Jason et la quête de la toison d’or, puisqu’il s’agit de cela, fait partie des plus vieux mythes grecs : il y est ainsi fait allusion dans l’Iliade et dans l’Odyssée. S’inspirant de certains épisodes du mythe, Jason et les Argonautes appartient donc à un sous-genre du péplum, le film mythologique, dont le contenu associe fantastique et aventures épiques.
Dans le film, Jason est le fils d’un roi de Thessalie, qui vient revendiquer le trône auprès de Pélias, l’assassin de son père. Mais il va d’abord aller chercher la toison dorée d’un bélier, dotée de pouvoirs magiques, pour apporter paix et prospérité au peuple dont il est le roi légitime. Cette toison étant en Colchide (actuelle Géorgie), il fait construire un bateau particulier pour une longue expédition. Le navire, Argo, a été conçu par le charpentier Argos, qui en est aussi le capitaine. L’équipage est recruté après un concours et comporte plusieurs héros comme Héraclès lui-même (Hercule dans le film, qui, comme toujours, ignore délibérément son nom grec). Tout cela se fait sous la surveillance des dieux, que l’on voit intervenir depuis l’Olympe. Ils se servent des humains comme de pions, Héra soutenant Jason, en jouant contre un Zeus débonnaire. Naturellement, l’expédition est pleine de périls, que l’on ne peut résumer ici. Héraclès disparaît vite, ayant provoqué un désastre sur une île où il a réveillé le géant de bronze Talos. Bien des membres de l’équipage sont tués au cours du voyage, où il faut affronter des créatures fantastiques (harpies, hydre), des falaises broyeuses (en fait le détroit du Bosphore) et l’hostilité légitime du roi régnant en Colchide, Aiétès, qui veut conserver pour son peuple la toison, gage de prospérité. C’est grâce à l’entremise de Médée, prêtresse d’Hécate, qui a noué une idylle avec Jason, que les Argonautes s’emparent enfin de la toison. Le film s’arrête sur ce succès.
Son réalisateur, Don Chaffey, a aussi travaillé pour la Hammer, société britannique comme lui, spécialisée dans le fantastique et l’horreur. Mais c’est avant tout le film de Ray Harryhausen, animateur, auteur des trucages et coproducteur, un des plus célèbres spécialistes des trucages de l’ère pré-numérique : il s’est surtout illustré par la technique l’animation de figurines et de maquettes image par image, le stop-motion (appelé par lui dynanimation). Il était bien plus que cela, tant il s’investissait dans la conception d’ensemble des films, dont le dernier fut en 1981 Le choc des Titans (un remake boursouflé en a été filmé en 2010). Jason et les Argonautes, qui était son film préféré, est devenu un film culte, aimé des nombreux admirateurs de Ray Harryhausen, au nombre desquels Steven Spielberg, James Cameron, Georges Lucas ou Peter Jackson (liste non exhaustive). L’argument d’autorité ne suffit pas : peut-on voir ce film aujourd’hui, et comment ?

Les squelettes animés en stop-motion par Ray Harryhausen. Columbia Pictures, Public domain, via Wikimedia Commons.
Un film culte n’est pas un film parfait et ses défauts peuvent être soulignés. Le jeu des acteurs, un peu figé, peut sembler désuet. Si nombre de scènes sont spectaculaires, les cadrages ne sont pas toujours imaginatifs. On n’échappe pas à certains clichés du péplum, à une sorte d’orientalisme de pacotille vaguement érotisant, comme avec les scènes où interviennent des danseuses. Il y a bien une sorte de concours athlétique grec, mais avec des Grecs chastement habillés – il est vrai que le mythe est a-historique, que pour les Grecs il est antérieur aux temps historiques, donc antérieur à la nudité athlétique. Mais d’autres éléments renvoient en revanche à la Grèce classique.
Le film ne raconte en fait que le voyage aller de Jason, avec une fin abrupte, alors que le retour est tout aussi épique. Il omet de nombreux épisodes, comme le passage sur l’île de Lemnos, où les femmes avaient massacré leurs maris, mais où les Argonautes s’adonnèrent avec elles à des plaisirs que sans doute l’on ne pouvait montrer au grand public. Le film prend bien d’autres libertés avec le mythe, en plaçant des épisodes du retour à l’aller (l’apparition du triton), en modifiant des monstres (les harpies ont des ailes de chauves-souris et non d’oiseaux, il est vrai que c’est plus effrayant), en les remplaçant parfois (dans le mythe, la toison n’est pas défendue par une hydre, mais par un dragon), en modifiant l’identité de certains compagnons de Jason, leur sort, etc. Mais cela n’a guère d’importance : le mythe de Jason connaissait lui-même une multitude de variantes dans l’Antiquité. La version la plus connue, celle du poète Apollonios de Rhodes, dans ses Argonautiques (IIIe siècle av. J.-C.), offre un nombre considérable de différences avec d’autres versions. La matière du mythe était plastique dès l’Antiquité. Enfin, du point de vue du film, l’on pourrait dire que le mythe soit distordu importe peu, si le résultat est beau.

Le géant Triton et le navire des Argonautes. Columbia Pictures, Public domain, via Wikimedia Commons.
Or, il l’est, encore aujourd’hui. L’aventure se déroule beaucoup en mer, sur un bateau, dans des décors naturels, surtout en Italie où l’essentiel du film a été tourné. Le fait que nombre de scènes aient été tournées dans des ruines pour la plupart réelles (ainsi les temples de Paestum) donne un charme, une touche poétique que n’ont pas les décors en carton-pâte. Le rythme ne faiblit pas, accompagné par une partition efficace de Bernard Hermann, le compositeur attitré d’Hitchcok. À la différence d’autres péplums, les héros ne sont pas des athlètes bodybuildés, même Héraclès, qui laisse surtout admirer une pilosité abondante. Il n’y pas de stars non plus : les deux acteurs principaux, Todd Armstrong (Jason) et Nancy Kovacs (Médée) obtinrent le rôle de leur vie avec ce film. Les autres sont encore moins connus, surtout pour ceux qui jouent les humains. Qu’ils soient presque falots est en parfaite cohérence avec le fait qu’ils soient manipulés par les dieux – dont les acteurs sont d’une autre trempe (ainsi Nail McGinnis-Zeus, que l’on rencontre chez Robert Whise ou John Huston, ou Honor Blackman-Héra, vue dans Goldfinger ou Chapeau Melon et bottes de cuir). Surtout, cela fait que le spectateur se concentre sur l’aventure et les monstres, donc les trucages de Ray Harryhausen. Il s’agit de figurines animées image par image, ou de maquettes (ainsi le navire qui passe sous les bras du triton, retenant les falaises broyeuses). Les acteurs s’entraînaient avec des cascadeurs, puis étaient filmés en jouant seuls. L’on projetait enfin ce film image par image, sur un écran devant lequel on plaçait et photographiait les figurines. Cette variante du stop-motion implique un travail artisanal très long : la scène la plus célèbre du film, celle où les squelettes surgissent du sol pour attaquer Jason et ses compagnons, a nécessité jusqu’à une journée de travail par seconde de film. Elle dure plus de cinq minutes. Aujourd’hui, ces scènes étonnent par leur inventivité, surtout quand on est habitué à la facilité et la quasi perfection des trucages numériques. Plus maladroites, elles sont pourtant plus réelles. Cela participe sans doute au fantastique, à la poésie que dégage ce film. Pour peu qu’il garde une part d’enfance en soi, un adulte boudera difficilement son plaisir devant ce film. Mais plus heureux encore sont ceux qui l’on découvert enfant.
Pierre Fröhlich
Université Bordeaux Montaigne
Film disponible sur plusieurs plateformes, en DVD-Blue Ray Sidonis (avec de bons suppléments).
En ligne, dans une foisonnante offre, un bon documentaire en anglais avec des interviews de Ray Harryhausen :
Plus court, en français :
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Pierre Fröhlich (21 décembre 2024). 21 – Jason et les Argonautes (1963). Actualités des études anciennes. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zku