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22 – Agora (2009)

Agora, réalisé par Alejandro Amenábar (2009) – 126 minutes // dans le rôle principal (Hypatie): Rachel Weisz.


© Alejandro Amenábar – Mod Producciones, Himenóptero, Telecinco, Canal+ España, Cinebiss.

« Nul souvenir ne reste aux morts dans les Enfers, mais je m’y souviendrai pourtant de ma chère Hypatie. Je vis au milieu des malheurs de ma patrie […] chaque jour je vois les armes ennemies ; je vois des hommes égorgés comme de vils troupeaux ; je respire un air corrompu par l’infection des cadavres, et je m’attends moi-même à subir le même sort que tant d’autres. »

En 401, l’évêque Synésios de Cyrène adresse cette lettre désespérée à son ancienne professeure, la philosophe Hypatie d’Alexandrie. Au milieu des guerres civiles, Hypatie apparaît à ses contemporains comme une figure de stabilité et de réconfort. C’est cette incarnation de la recherche d’équilibre qu’Alejandro Amenábar a choisi de représenter dans son film Agora.

L’action se situe à Alexandrie, en 391 après J.-C. Dans l’une des premières séquences, pendant que la voix d’Hypatie – jouée par Rachel Weisz – examine la question de la fixité apparente des étoiles, la caméra passe d’images satellites de la Terre à des plans de la philosophe lancée dans un cours d’astronomie. Au milieu d’étudiants attentifs, l’enseignante saute sur ses pieds nus pour tenter de leur faire saisir les lois de la gravité, ainsi que les principes du système géocentrique de Ptolémée. Ce cours dialogue est fondé sur un modèle de débat argumenté : les jeunes hommes de l’aristocratie alexandrine, païens et chrétiens, tentent de répondre aux interrogations vertigineuses d’Hypatie. Parmi son auditoire, trois personnages se détachent : le bouillant Oreste (Oscar Isaac), qui courtise publiquement son enseignante ; le réfléchi Synésius (Rupert Evans), le futur évêque de Cyrène, et enfin le jeune Davus (Max Minghella), l’esclave personnel d’Hypatie, qui l’assiste dans les cours et les recherches en astronomie qu’elle mène aux côtés de son père Théon (Michaël Lonsdale). Théon est le Directeur du Mouseîon, l’École néo-platonicienne installée dans la Bibliothèque d’Alexandrie, elle-même hébergée dans l’enceinte du Sérapeum, le grand temple de Sérapis.

L’Alexandrie d’Agora, recréée à Malte, est une cité cosmopolite et bouillonnante, où les affrontements entre païens et chrétiens se multiplient. Si l’empereur est désormais chrétien, les cultes païens et les temples sont encore actifs, ce qui provoque la colère des fidèles. L’esclave Davus, éperdument amoureux de sa maîtresse, mais que sa condition servile condamne à la frustration, éprouve une fascination grandissante pour cette religion nouvelle égalitaire. Les parabalanis, milice chrétienne au départ dévouée au secours des malades, s’illustrent dans plusieurs épisodes de confrontation avec les polythéistes. Ces violences trouvent leur climax dans le siège, puis la prise et la destruction du Sérapeum et de la Bibliothèque d’Alexandrie par les chrétiens. Hypatie et la plupart de ses étudiants parviennent à s’enfuir, en sauvant quelques ouvrages, mais les violences font de nombreux morts et Davus rejoint les rangs des parabalanis.

Après une ellipse correspondant à une période de paix relative, s’ouvre une seconde période, qui montre comment l’arrivée au pouvoir d’un nouvel évêque, l’inflexible Cyrille (Sami Samir), fait évoluer les rapports de force. Oreste, devenu chrétien, a réussi à obtenir la charge de préfet et doit faire régner le calme. Cependant, les tensions entre chrétiens et juifs aboutissent à une escalade d’affrontements. Hypatie, qui continue ses travaux et réussit à réfuter le modèle géocentrique ptoléméen, essaie d’apaiser les tensions et de protéger les juifs en usant de son influence sur Oreste. Mais le pouvoir de l’évêque Cyrille sort renforcé de la confrontation avec le préfet et des violences qui en résultent. Hypatie, isolée, accusée de sorcellerie, est assassinée par les parabalanis dans l’ancien Sérapeum converti en église. Davus ne parvient pas à la sauver, juste à lui procurer une mort plus douce.

Pourquoi (re)voir Agora aujourd’hui ? Inutile d’y chercher un film de Noël ou une fresque morale type Ben-Hur. Agora, excepté en Espagne où il a reçu sept Goyas, a été un semi-échec critique et un flop commercial à sa sortie. Parti pris antichrétien militant, « erreurs » historiques, pédanterie, mélange des genres incompréhensible ont été fréquemment reprochés à ce « péplum intellectuel » selon Le Monde. Concernant la question de la vraisemblance historique et du parti pris éventuel, le réalisateur s’est livré à un travail de documentation considérable, aidé par des conseillers historiques qui n’ont pas renié le résultat final. Les conflits interreligieux et les dilemmes moraux dans lesquels sont pris la plupart des personnages sont dépeints avec nuances. Les valeurs de justice sociale et de solidarité sont plutôt portées par les chrétiens, et tous les personnages polythéistes sont loin d’être bienfaisants. La violence du grand prêtre de Sérapis, le manque d’envergure de Théon, l’aveuglement d’Hypatie face aux humiliations involontaires qu’elle fait subir à Davus, sont autant de facteurs qui alimentent la mécanique du chaos. La seconde partie du film se concentre sur le processus de conquête du pouvoir temporel par le pouvoir spirituel de l’Église d’Alexandrie. Sont réduites à néant les autres forces politiques et religieuses, avec le massacre systématique des juifs, la conversion forcée des derniers notables païens, la mise au pas des femmes, l’affirmation de la primauté du dogme. Le film veut refléter le moment de bascule entre l’Antiquité finissante et le Moyen Âge chrétien. Pour les besoins du scénario, les enjeux ont été ramassés : l’action, qui s’étend en réalité sur un quart de siècle, entre 391 et 415, se concentre sur une fiction d’une dizaine d’années. Les troubles entre différentes mouvances chrétiennes n’ont pas été inclus : manquent donc les « hérétiques » qui auraient rendu le film encore plus complexe. Hormis ces éléments, le scénario représente l’atmosphère alexandrine du début du Ve siècle de façon documentée.

 Concernant les enjeux scientifiques et la question du mélange des genres, les spectateurs ont été assez déconcertés. On n’attend pas d’un péplum qu’il mette en scène les découvertes de Keppler. Cependant, les débats contradictoires sur les paradigmes, les expérimentations et les résultats suivent une mécanique rationnelle qui évolue parallèlement à l’intrigue personnelle et politique. Au début du film, l’ordre ancien du monde exposé par Hypatie à ses étudiants n’est circulaire et parfait qu’en apparence. Quand les personnages commencent à le questionner, leurs certitudes s’effondrent ; de nouveaux modèles finissent par s’imposer, balayant êtres et théories sur leur passage. Hypatie, en agonisant, voit sous une autre perspective que l’oculus du plafond du Sérapeum n’est pas circulaire, mais elliptique, comme ses propres conclusions sur les trajectoires des astres. Mais ses ultimes avancées seront étouffées avec elle.

En 2024, quinze ans après sa sortie, Agora apparaît comme un film visionnaire. La destruction du Sérapeum fait penser aux ravages du sanctuaire de Palmyre par Daesh en août 2015. Les parabalanis évoquent aussi bien les membres des milices chrétiennes libanaises des années 1980 que les combattants postérieurs du mouvement taliban, d’Al Qu’aida, de Daesh, du Hezbollah ou du Hamas. Les diatribes anti-judaïques de Cyrille et le pogrom qui en résulte résonnent de façon sinistre après le 7 octobre 2023. Dans le passage de la Bible (Timothée 2:12) que l’évêque lit pendant une messe, les femmes sont appelées à renoncer à enseigner et à « rester en silence » : ces prescriptions, effectivement présentes dans le texte biblique, sont similaires à celles des régimes iranien et saoudien, comme à celles de divers mouvements fondamentalistes juifs ou chrétiens actuels. La mort de la « putain » Hypatie, la vision fugitive de son corps dénudé, soumis à la lapidation dans le film, démembré et incinéré selon le récit de l’historien chrétien Socrate le Scolastique, évoquent aujourd’hui autant les féminicides religieux que les assassinats d’humanistes accusés de professer des discours non conformes aux dogmes. Le film Agora, antérieur à la guerre en Syrie, à l’assassinat de Samuel Paty, au mouvement « Femmes, vie, liberté » en Iran, à l’anéantissement de Gaza, peut-il être vu en 2024 comme « un salmigondis teinté d’érotisme à la sauce Obao », comme le qualifiaient en 2010 les Cahiers du Cinéma ? Ou plutôt comme une démonstration implacable et lucide des effets des fanatismes ?

Gwladys Bernard

Casa de Velázquez, ArScAn


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Gwladys Bernard (22 décembre 2024). 22 – Agora (2009). Actualités des études anciennes. Consulté le 19 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zmf


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