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Skyphios ou le cheval dans l’Antiquité

Chamay (J.), Skyphios ou le cheval dans l’Antiquité, hors-série no 14 – Genève, Hellas et Roma, 2024 – 240 pages – ISBN : 9782051029537.


« Le cheval, noble conquête… figure d’élégance »

Conservateur émérite du musée d’art et d’histoire de Genève, Jacques Chamay nous invite à une forme de délassement sans prétention, de libre « causerie », consacrée à une figure esthétique singulière, le cheval. Passant en revue les caractères propres à cette créature aux mythiques origines, surgie des entrailles de la terre, l’ouvrage accorde une large place aux expressions artistiques que l’animal, rétif compagnon des hommes et des dieux, a inspirées aux artistes de l’Antiquité, en Grèce, en Étrurie et à Rome.

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En préambule de son ouvrage, J. Chamay évoque un souvenir de lecture, un dialogue entre amis imaginé par un auteur genevois du XIXe s., Victor Cherbuliez.  La tête du cheval de Sélènè (la Lune), sculptée dans le marbre du fronton oriental du Parthénon, ce « trésor » de dimensions colossales édifié sur l’Acropole d’Athènes, en est le fil conducteur. Autour de cette saisissante figure animale, J. Chamay conçoit une trame légère, sobrement articulée en trois parties : le cheval dans le mythe, le cheval et la vie réelle, le cheval dans l’art. Nous en suivrons le déroulé en retenant quelques exemples évocateurs.

Au commencement était le mythe…

Chamay s’empare de son sujet en établissant les origines mythiques du cheval. Le jaillissement de cette créature écumante, surgie de la terre avec la force des eaux vives, est en étroit lien avec le dieu Poséidon et la double nature, chtonienne et marine, de ce dernier.

Fig. 1 Statue en marbre du fronton oriental du Parthénon : cheval de Sélènè. © The Trustees of the British Museum. Licence CC BY-NC-SA 4.0

Selon la version la plus répandue, Poséidon (le Neptune des Romains) aurait fait naître l’animal du sol, fendu par la violence de son trident, lors d’une dispute avec Athéna pour la possession de l’Attique. Le lecteur se souviendra que ce fameux affrontement de puissances antagonistes a inspiré le motif central du fronton ouest du Parthénon. J. Chamay énonce au préalable une autre version, selon laquelle la terre de Thessalie aux gras pâturages, ensemencée par le dieu, aurait enfanté le premier représentant de l’espèce équine, Skyphios. Quoi qu’il en soit, la tumultueuse naissance de l’animal et ses principaux traits de caractères ne le prédisposent guère à une rencontre amicale avec le genre humain : fougueux, sauvage, l’écume aux lèvres, le cheval ne s’en laisse pas conter. Il en coûtera cher à Phaéton d’avoir ignoré les consignes de son père Hélios (le Soleil) en prétendant lui emprunter son char : les coursiers lui échappent, la terre s’embrase et le corps du jeune présomptueux dégringole, tout fumant, dans les eaux bouillonnantes du Pô.

Ces créatures qui ne reconnaissent que la main qui les dirige, qui mordent, renversent, piétinent et tuent, Héraclès les rencontre sur le chemin de ses pénibles épreuves. Les juments de Diomède sont cannibales, mangeuses d’hommes et semble-t-il jamais rassasiées. Tableaux désespérants d’une créature indomptable, qui rue et se blesse plutôt que de se rendre ? Et que penser de Pégase, ce cheval merveilleux, qui consent à laisser le prince Bellérophon grimper sur son dos ailé, l’aide à combattre la Chimère redoutable, mais panique à la première piqûre de taon, abandonnant au sol son piteux cavalier ? Que dire encore des centaures, ces êtres hybrides qui tiennent mal le vin, agités et violents, prompts à enlever femmes et jeunes gens, et dont seul se distingue le bienveillant Chiron, infatigable précepteur des dieux en culotte courte ?

Le cheval et la vie réelle

Après avoir copieusement baigné son lecteur dans ces fécondes légendes, J. Chamay le confronte sans transition à la réalité des faits, documentés par les textes anciens et l’archéologie. L’homme domestique l’animal, en sélectionne les meilleurs sujets à des fins variées, de la parade au transport et au bât. L’âne, injustement mal-aimé, est invité dans ce panorama, ainsi que la mule et le mulet. J. Chamay nous rappelle qu’en dépit de leur modeste apparence, Cicéron se garde bien de dédaigner ces solides équidés du quotidien, « certainement créés dans l’intérêt de l’homme ». De ces usages découlent une foule de métiers et de besoins, pièces d’harnachement, carrioles, picotin.

Fig. 2 Relief du monument honoraire de Marc Aurèle représentant la soumission des germains 176-180 apr. J.C. © Musei Capitolini, via Wikimedia Commons

L’équidé s’est-il fait une raison, contraignant sa nature impulsive, finissant par accepter (au moins) un maître, évoluant de l’indocilité à la soumission ? Excellent cavalier, César aurait lui-même dressé son cheval, une curieuse créature aux sabots fendus comme des doigts de pied, avec un soin jaloux. La meilleure éducation n’empêche pas les accidents de se produire, ainsi le cheval du mythique Démophon, fils de Thésée, fut-il convoqué en justice pour avoir renversé un piéton distrait, et les renversements de carrioles, provoqués par une frayeur subite de l’animal, sont le lot du quotidien.

Le cheval dans l’art

L’accès du cheval à la représentation artistique compose une part importante de l’ouvrage et le lecteur s’interroge : va-t-il rencontrer de belles cavales mordeuses ou des chevaux amis de l’homme ? J. Chamay propose une revue des principaux supports artistiques disponibles, et ils sont nombreux. Toutefois, l’exercice s’avère délicat, car soutenu par la seule description des œuvres citées, parfois très elliptique.

Du repos au mouvement

La céramique attique présente quelques tableaux apaisés où d’élégantes silhouettes équines occupent la scène, des chevaux racés aux encolures fines, tracées d’une ligne nette d’où émergent des oreilles attentives (fig. 3). Les plus grands maîtres ne s’y sont pas trompés, ainsi Exékias, peintre et potier, exprime-t-il avec sa grave délicatesse, sur la face B de l’amphore de Vulci (Rome, musées du Vatican, inv 344 – non reproduite), une scène à la poésie domestique. Le jeune Castor tient par la bride son cheval au long corps. Les antérieurs rivés au sol, les postérieurs encore frémissants, l’animal consent à se laisser flatter les naseaux :  un bel animal pour habiller un bel objet.

Fig. 3 Terracotta Panathenaic prize amphora (jar). Attributed to the Eucharides Painter. ca 490 BCE. © The MET museum, NY.

Au repos temporaire succèdent les allures de parade et voici venir la spectaculaire procession des Panathénées, un double cordon continu de trois cent soixante personnages sculptés dans le marbre, figurés à pied, en chariot ou à cheval, faisant mouvement vers une divine assemblée. Les préparatifs des cavaliers comptent parmi ses plus célèbres « morceaux » (plaque nord XLII, British Museum, inv. 325, fig. 4, non représentée dans l’ouvrage). La mise en branle progressive, presque cinétique, du défilé équestre présente un savant enchevêtrement de jambes humaines et animales. Rappelons que ces « motifs » d’exception connaîtront de multiples débouchés auprès d’une clientèle aisée, notamment dans le domaine funéraire.

Fig. 4 Relief en marbre, pierre d’angle de la dalle XLII de la frise nord et de la dalle I de la frise ouest du Parthénon : procession de chars tirés par des chevaux. © The Trustees of the British Museum. Licence CC BY-NC-SA 4.0

Aux angles du fronton oriental de l’édifice, des espaces si peu commodes à traiter, se détachent en quasi ronde-bosse de réels « morceaux » de bravoure : les chevaux du Soleil émergent à gauche, ceux de Sélènè (la Lune) plongent à droite. Parmi ces derniers, se détache la tête d’un cheval, bouche ouverte, hennissant comme pour appeler les siens. Saisissant, l’effet est bien différent de l’impression laissée par une autre tête de cheval, d’époque romaine celle-ci (reproduite dans l’ouvrage), frémissante, expressive, mais harnachée et maîtrisée, les veines saillant sous l’épiderme et les commissures des lèvres retroussées par le mors.

Cette nature belliqueuse, si prompte à réapparaître, s’exprime encore sur la mosaïque de la maison du Faune à Pompéi, une magistrale interprétation en opus vermiculatum d’une peinture grecque disparue, représentant la bataille livrée par Alexandre contre le Grand-Roi perse Darius III à Issos (Naples, musée national d’archéologie, figure non reproduite ici). L’animal est partout, flanquant des coups de boutoirs de ses postérieurs, à tel point que l’on se demande comment, dans cette fureur de lances et de sabots, l’œuvre même ne s’en trouve pas définitivement ébranlée.

Délicatesse de camée

D’un bout à l’autre de l’Antiquité classique, le cheval inspire aux artistes des œuvres à la délicatesse de camée, au sens figuré, comme sur la frise ionique du petit « trésor » ou chapelle votive de Siphnos à Delphes (ici non reproduite), ou au sens propre avec un fragment publié dans l’ouvrage, composé d’une pierre fine, la sardoine, propice à la gravure, une technique dans laquelle l’art romain excelle. Nous saurons gré à l’auteur de son invitation à apprécier l’art étrusque, toujours discret à la table des ouvrages sur l’Antiquité. Les vigoureux chevaux ailés et attelés de Tarquinia (fig. 5, musée de Tarquinia, province de Viterbe en Italie), se fraient ainsi un passage parmi les vases à figures rouges ou noires et témoignent de cette formidable maîtrise de la terre cuite architecturale étrusque.

Fig. 5 Plaque d’argile représentant des chevaux ailés, provenant du fronton du temple de l’Autel de la Reine © Musée d’Archéologie nationale de Tarquinia. Licence CC-BY-3.0, via Wikimedia Commons.

Quelques chevaux, de véritables figures historiques, accèdent au rang de vedettes éternelles. Selon l’anecdote, Bucéphale, l’étalon fétiche d’Alexandre et plus sensible à l’art que son illustre maître, aurait henni à la vue de son fidèle portrait, sous l’œil hilare d’Apelle, peintre de cour à la langue bien pendue. À l’époque hellénistique en effet, les maîtres ne boudent pas l’effigie animale, ainsi le bronzier Lysippe (au nom proprement teinté d’hippisme, souligne J. Chamay) fait-il son beurre de statues de vainqueurs de courses attelées ou d’ambitieux quadriges, dont l’auteur nous rappelle que seuls quelques témoignages miniatures (des timbres d’amphores rhodiennes) attestent de l’apparence que le maître leur avait donnée.

Dans ce vaste panorama, point de maigres carnes aux genoux défaillants. Le cheval à la mine lasse, le nez dans le picotin (d’orge de préférence, l’avoine n’en n’étant qu’un pâle succédané aux dires de Pline l’Ancien) et le compagnon des vieux jours peinent à se frayer un chemin. Tout juste J. Chamay nous fait-il croiser la route d’un « âne borgne ». Ici triomphent les formes de l’élégance montée, les salves cabrées et héroïques au-dessus de corps renversés, les courses à l’horizontale dans le champ restreint d’une pièce de monnaie : fouette cocher, nul repos pour le coursier !

Sobriété de la forme

Pour se laisser prendre au jeu, le lecteur doit s’en remettre pour une large part aux descriptions fournies par l’auteur. Le cahier d’illustrations (14 fiches non paginées, non numérotées) annexé en fin d’ouvrage ne répondra que très partiellement à ses besoins. Ceux qui ont en tête – au moins en partie – les références visuelles et littéraires convoquées dans le texte opineront du bonnet, ceux qui ne les ont pas (ou plus) ne pourront les savourer qu’à la condition de rechercher par eux-mêmes les œuvres indiquées. Notons que le cahier recèle toutefois quelques clichés de pièces issues de collections privées, toujours plaisantes à découvrir.

L’ouvrage est sobre et la mise en forme générale du propos est sage :  les trois parties, découpées en séries de « tableautins » ou courts paragraphes, segmentent le texte et rendent sa lecture aisée (en « piochant » son entrée au gré des envies dans la table des matières), mais contraignent la fantaisie qu’autoriserait un plus sinueux récit. Cet opus, dans sa simplicité de forme même, renferme néanmoins la saveur d’un véritable sujet d’histoire (et d’histoire de l’art) antique, qui ne saurait être réservé aux seuls cavaliers émérites.

Anne Delaplace

Université Bordeaux Montaigne


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne Delaplace (27 janvier 2025). Skyphios ou le cheval dans l’Antiquité. Actualités des études anciennes. Consulté le 8 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1362m


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