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Un Empire, des peuples. Unité et pluralité du monde romain

Un Empire, des peuples. Unité et pluralité du monde romain, Snoeck/Lugdunum – Musée et théâtres romains, 2024 – catalogue d’exposition (04 oct. 2024 – 01 juin 2025) –128 p. – ISBN : 978-94-6161-916-7.


1ère de couverture © Lugdunum – Musée et théâtres romains, Snoeck

Les six personnages qui fondent le parcours de l’exposition « Un Empire, des peuples », actuellement au Lugdunum – Musée et théâtres romains (Lyon), ne sont pas en quête d’auteur, à la manière de Pirandello. Mais ils constituent le point de départ d’une enquête sur l’expérience de la mobilité et sur la pluralité dans l’Empire romain. Au-delà de l’expérience de la conquête (violente, si l’on songe par exemple aux réductions en esclavage), puis de la domination de Rome (caractérisée par une forme d’oppression fiscale), comment l’emprise de Rome a-t-elle pu se maintenir sur une si vaste mosaïque de peuples et de cités, et ce durant plusieurs siècles ?

Le catalogue de l’exposition cherche à répondre à cette question en huit chapitres[1]. Il comporte une partie introductive composée d’une préface, d’un éditorial, d’une introduction contextuelle et d’une présentation générale des apports de l’épigraphie en histoire. Puis, il présente les six vies antiques documentées par des témoignages épigraphiques retrouvés à Lyon. À l’heure de la parité, trois hommes et trois femmes forment la base du propos organisé selon le schéma suivant : une présentation contextualisée de l’inscription-source ; un développement synthétique suivi d’un zoom/focus sur une thématique précise, en rapport avec la problématique soulevée par le personnage ; enfin, un court récit littéraire fictif qui met en scène le personnage dans son quotidien supposé. L’ouvrage s’achève sur un texte poétique issu du projet artistique mené par Medhi Krüger et réalisé en lien avec des ateliers de médiation en région lyonnaise autour des questions migratoires et identitaires.

La préface de Cédric Van Styvendael, vice-président de la Métropole de Lyon délégué à la culture, commence par rappeler les questionnements contemporains en matière de dialogues entre les cultures, dans le contexte d’une diversité des croyances et de tensions sociales ou religieuses. L’exposition s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur deux dispositifs d’art contemporains qui interrogent nos différences et la formation des identités collectives. Puis, l’éditorial de Claire Iselin, directrice du musée, rappelle les caractéristiques de Lyon-Lugdunum, une colonie romaine créée pour des vétérans de l’armée en 43 av. J.-C. par Lucius Munatius Plancus, alors gouverneur de la Gaule, et idéalement située au carrefour de voies routières et terrestres importantes.

L’article introductif de Claudia Moatti (« L’Empire romain, de l’unité à la pluralité ») offre une mise en contexte efficace.

Au fil des conquêtes, Rome se retrouve au contact d’une multitude de peuples. L’Empire représente 500 km2 au VIe siècle av. J-C. Entre le Ve et le IIIe siècle av. J.-C., Rome impose progressivement son hégémonie en Italie. Puis, elle entre au contact de civilisations riches et puissantes (Carthage, la Grèce continentale…) et poursuit ses conquêtes jusqu’à atteindre son expansion maximale au IIe siècle apr. J.-C. La population de l’Empire représente alors environ 80 millions de personnes. Si l’Empire romain connaît des épisodes de tensions, de contestations et de révoltes, il connaît cependant une pacification et une organisation administrative durables, associées à une réelle croissance économique et un dynamisme urbanistique notable.

En outre, l’Empire romain développe une mobilité qui atteint un niveau inédit dans l’Antiquité (300 000 km de routes pour l’Occident, dont 100 000 km de voies terrestres publiques, entretenues par l’État, sans compter les voies fluviales et maritimes). Il s’agit d’un monde connecté (à défaut d’être globalisé, puisque certaines parties du monde échappent à ces échanges), constellés d’une multiplicité de cités, bases des échanges économiques. Rome, mégapole cosmopolite peuplée d’un million d’habitants, constitue l’épicentre de ce monde en mouvement. Dans ce paysage, Lyon s’impose, à son échelle, comme un carrefour de peuples et de gens de passage.

Inscription funéraire © Louison Desforêts/Lugudnum

Les inscriptions constituent une source de première importance pour cerner les modalités du pluralisme romain. Comme l’expose François Bérard dans l’article (« La boite à outils de l’épigraphiste ») qui achève la partie introductive : l’épigraphie est la science des inscriptions. Dans l’Antiquité, les textes gravés sur des matériaux en dur se sont mieux conservés que ceux peints ou inscrits sur des matériaux périssables. Lyon possède l’une des plus riches collections épigraphiques (un millier d’inscriptions et deux cents exposées). En dehors de la célébrissime Table Claudienne, la collection se compose d’épitaphes, c’est-à-dire des inscriptions funéraires. Cinq des six parcours retenus pour l’exposition sont connus par des autels ou des monuments funéraires datés de la fin du IIe ou du IIIe siècle apr. J.-C. et proviennent (à l’exception de l’inscription de Thaïm) de la nécropole de Saint-Just Saint-Irénée ou de son proche voisinage. Un seul parcours se fonde sur une inscription non funéraire. Datée du Ier siècle apr. J.-C., il s’agit d’une dédicace de l’amphithéâtre de la Croix-Rousse émanant d’un éminent membre de l’élite gauloise, connu par d’autres inscriptions.

À l’heure du renouveau impulsé par les études sur l’agentivité et sur le rôle reconnu à l’individu dans sa capacité à agir de façon intentionnelle sur lui-même, sur les autres et sur son environnement, il faut reconnaître que le choix de composer un parcours d’exposition et un catalogue fondés sur l’évocation de la vie de personnages s’avère très judicieux. Il offre un aperçu concret et parlant des conditions de vie matérielles des élites gauloises, des soldats, des femmes, des artisans, des esclaves affranchis et des grands commerçants dans l’Empire romain. Il interroge les circulations et les spécificités d’un empire vaste, composite, multilingue dont les modalités d’intégration questionnent les phénomènes de crispations identitaires contemporains.

Caius Julius Rufus, notable gaulois, est connu par deux inscriptions. À Saintes, sa patrie d’origine, il a dédié un arc attribué souvent à tort à Germanicus. À Lyon, il a fait construire l’amphithéâtre du sanctuaire fédéral des Trois Gaules où il a exercé la prêtrise correspondante. L’homme illustre la manière dont les élites politiques de Gaule ont mis à profit leur richesse et les alliances développées avec Rome pour assoir leur pouvoir. Ces élites manifestent leur puissance par des actes d’évergétisme, à l’image de la statue de « l’Inconnu de Saintes », imposante statue de marbre qui illustre aussi la manière de rendre visible dans l’espace l’allégeance des provinciaux à l’Empire.

L’inscription de Julia Helias interroge la place des femmes dans la vie publique des cités. Flaminique de l’Augusta à Rome, soit prêtresse chargée du culte des femmes d’empereur divinisées après leur mort, la défunte appartenait à l’origine à l’élite lyonnaise. Dans un acte de piété familial, les deux sœurs de la défunte ont fait rapatrier son corps de Rome à Lyon, dénotant leur attachement à leur « petite » patrie (Cicéron), leur patrie d’origine. Les femmes romaines sont exclues de la politique : elles sont citoyennes romaines, mais n’ont pas le droit de vote. Mais elles ne sont pas exclues du politique. Sur le plan juridique, elles prennent part à la vie publique en participant au financement des bâtiments publics en qualité d’évergète ou encore dans le cadre des sacerdoces qu’elles exercent.

Patère, coupelle à ombilic et œnochoé © Louison Desforêts/Lugudnum

L’inscription de Secundinia Justa nous fait entrer dans le quotidien des femmes de soldat. Originaire de la province germanique, sans doute fille de militaire, cette femme a rencontré son mari (un légionnaire originaire de Thrace recruté sous l’empereur Septime Sévère) à Colonia Ulpia Traiana, sur le Rhin, en Germanie. Détaché de l’armée, son époux vétéran s’est ensuite installé à Lyon. Ces inscriptions illustrent le brassage de populations au sein de l’armée, ainsi que les contours d’une société mouvante où civils et militaires se côtoient à proximité des castra (camp). La trulla présentée (« casserole » du légionnaire) éclaire aussi à sa manière la mobilité dans l’Empire : produite par un fabricant du sud de l’Italie, elle se retrouve dans le Rhin.

Julius Alexander a quant à lui quitté Carthage, capitale de la province d’Afrique proconsulaire, pour se rendre à Lyon avec son épouse. La trajectoire de cet artisan verrier, très attaché à sa patrie d’origine, rappelle que Lyon-Ludgunum fut l’un des principaux centres de production et de l’artisanat du verre en Gaule. Dans l’Antiquité, les ateliers primaires, tous situés au plus près des matières premières, soit au Proche-Orient, fabriquaient une pâte vitreuse, concassée après coup pour être aisément transportable. Les ateliers secondaires, de leur côté, façonnaient des objets en verre à partir de ces blocs concassés. À Lyon, les fouilles du parc Saint-Georges ont livré une dizaine de ces blocs de verre bruts.

L’épitaphe de Tertinia Amabilis, dite Cyrilla, se distingue par la profusion des louanges adressées par un vétéran de l’armée romaine à son épouse, une ancienne esclave qu’il a affranchie. Laissant entrevoir les relations intimes entre maîtres et affranchies, cette inscription illustre à la fois les phénomènes de mobilité sociale (avant ou après sa démobilisation, son mari l’a affranchie) et de mobilité géographique dans l’Empire. Originaire de Nicomédie (actuellement Izmit en Turquie), Cyrilla, femme de langue grecque, est achetée comme esclave (sans doute sur un marché), avant de suivre son maître à Strasbourg, puis à Lyon. Daté du IVe siècle apr. J.-C., le collier d’esclave présenté dans le catalogue (et l’exposition) rappelle cependant la dimension coercitive de l’esclavage : au fil de la christianisation, le tatouage au fer rouge disparaît, remplacé par le port de ces colliers visant à rappeler la condition servile et à prévenir toutes velléités de fuite.

Les bijoux, de précieuses marchandises transitant à travers l’Empire © Louison Desforêts/Lugudnum

Enfin, l’inscription bilingue de Thaïm nous fait entrer dans le monde du grand commerce. Bouleute/décurion, soit membre de l’élite et du Sénat de sa cité d’origine, Thaïm est un negotiator venu à Lyon pour faire fructifier ses affaires commerciales. Regroupés en corporations, destinées entre autre à faciliter l’intégration de leurs membres, les negotiatores comme Thaïm pouvaient importer des produits orientaux ou plus vraisemblablement se lancer dans du commerce de gros, de produits d’Aquitaine à destination de Lyon par exemple. Thaïm illustre enfin le phénomène de diaspora. L’émigration définitive ne rompt pas pour autant les relations avec les milieux d’origine.

Autonomie, pluralisme et intégration constituent les trois fondements de l’Empire romain et forgent les contours de l’identité politique romaine. L’Empire romain a développé un modèle d’intégration singulier : il favorise la collaboration avec les élites locales et laissent leur autonomie aux cités locales qui le forment et constituent son échelon de base. Qu’il s’agisse de rendre la justice, de prélever des taxes, de diffuser le culte impérial, le cadre civique forme la première unité administrative. Son pluralisme n’est pas fondé sur une quelconque notion de tolérance. Il naît du fait que le droit romain ne s’applique stricto-sensu qu’aux seuls citoyens de Rome. En dépit de la conquête, Rome, cité-État à la tête d’un empire, ne cherche pas à imposer aux pérégrins (i.e. aux habitants de l’Empire non citoyen romain) la langue latine, le droit romain ou les dieux de son panthéon. Ces sujets peuvent donc honorer leurs dieux dans le cadre privé, et rendre un culte à l’empereur dans un cadre public. Un droit local peut subsister pour traiter des affaires entre non-citoyens. Les inscriptions bilingues attestent cette double identité, à l’instar de celle de Thaïm, présentée dans l’exposition : des citoyens locaux affichent en latin leur nom romain, leur statut, leur allégeance à l’empereur, mais donnent dans une autre langue des détails destinés à leurs seuls compatriotes.

L’Empire romain se pose comme un modèle politique où la cité occupe une place de premier plan. La condition de l’hégémonie romaine est fondée sur qui lui est faite. Prime une conception juridique et non ethnique ou religieuse des statuts. Comme l’a montré Claudia Moatti dans une des conférences associées à l’exposition, c’est l’adhésion à la res publica qui importe, et, partant, la loyauté (la fides) et non pas l’assimilation ou l’idéal de l’assimilation. Rome, du point de vue des statuts juridiques, ne cherche pas la ressemblance de ses sujets, mais leur loyauté. L’important c’est de reconnaître la puissance de Rome, au sein d’un empire où les mobilités sont nombreuses et plurielles.

Entrée de l’exposition © Louison Desforêts/Lugdunum

L’exposition propose un parcours au contenu didactique, ludique et pédagogique que le catalogue d’exposition reflète seulement en partie. Outre l’agréable scénographie en bois et les effets de lumière qui facilitent la compréhension du contenu épigraphique, les œuvres exposées sont variées (statuaire, monnaie, bijou, papyrus…), et l’on apprécie la variété de supports didactiques proposés (captation audio, écran et interview de chercheurs en fin de parcours, matières à toucher, odeurs à humer, maquettes…). Les schémas (sur la structure du pouvoir, l’organisation des cités, la citoyenneté, les carrières dans l’Empire, le polythéisme romain, l’esclavage et les conditions de vie des affranchis) ainsi que les cartes (notamment la carte finale sur la mise en rapport des personnages et la répartition des activités à Lyon) sont particulièrement éclairants. Ils pourraient rendre service à nombre de néophytes (voire d’étudiants de première année en Histoire). Et l’on aura peut-être pour seul regret que seules les cartes (et non les schémas) figurent dans le suggestif catalogue d’exposition, qui ne saurait remplacer la visite in praesentia.

 

Claire Fauchon-Claudon

Maîtresse de conférences en histoire romaine, ENS de Lyon


[1] Sur un rythme mensuel, des conférences prolongent aussi les questionnements soulevés par l’exposition, en privilégiant les débats entre chercheurs et grand public, autour des thèmes de l’altérité romaine (Claudia Moatti), de la violence (Nathalie Barrandon) ou encore des cités (Ricardo González Villaescusa). Le programme pour 2025 est à consulter sur le site du musée.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Claire Fauchon-Claudon (10 février 2025). Un Empire, des peuples. Unité et pluralité du monde romain. Actualités des études anciennes. Consulté le 14 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13abt


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