Entretien avec Jordan Boucard, responsable des sites à Lugdunum – Musée et théâtres romains
Le carnet des études anciennes reçoit aujourd’hui Jordan Boucard, responsable des sites de Lugdunum – Musée et théâtre romains (Lyon). Ce parc archéologique réunit plusieurs vestiges ainsi qu’un musée « de site » étonnant, imaginé par l’architecte Bernard Zerhfuss. Comment s’occupe-t-on de vestiges antiques ouverts aux publics et avec quelles perspectives et responsabilités ? C’est ce que nous lui avons demandé.
Revue des Études Anciennes : Parce que nous aimerions en savoir plus sur vous avant de parler de vos missions en détails, pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours et vos spécialités ?
Jordan Boucard : Après un petit semestre à la fac de médecine, j’ai décidé de me réorienter vers ma première passion : l’archéologie. J’ai donc intégré l’UFR Histoire de l’Art et Archéologie de l’université de Nantes au second semestre. Après trois années de licence, en 2014, mon intérêt pour le Proche-Orient antique (hellénistique et romain) m’a amené à continuer mes études à Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de François Villeneuve, éminent professeur spécialiste des sanctuaires en Orient hellénistique et romain. Suite à ces deux années de master, au regard de mes expériences archéologiques (j’ai participé à de nombreuses fouilles archéologiques, notamment en Europe) et du conflit toujours omniprésent au Proche-Orient, mon directeur de master m’a incité à faire une thèse sur un sujet plus large.
J’ai alors décidé de travailler sur un sujet général, mais précis, à l’échelle de tout l’Empire romain, me laissant l’opportunité un jour de me retourner vers le Proche-Orient, si la situation le permettait. J’ai donc effectué ma thèse en archéologie sous la direction du même professeur et en codirection avec Hélène Dessales, spécialiste de la construction romaine. Mon sujet d’étude portant sur les chantiers de constructions antiques, j’ai eu l’opportunité d’étudier des sites variés (en Espagne, en France, en Italie, en Albanie, en Jordanie). J’ai terminé ma thèse en quatre ans, les derniers mois de rédaction favorisés par le confinement… J’ai passé ma soutenance le 2 novembre 2020, en visioconférence.
Responsable des sites : plan de carrière ou opportunité que vous avez su saisir ?
Mes directeurs m’ont toujours alerté sur les faibles débouchés de notre spécialité. Dès ma soutenance, j’ai cherché du travail en élargissant mes recherches et ne me concentrant pas uniquement sur les postes de maître de conférences, ce à quoi je me prédestinais. J’ai rapidement été interpellé par l’annonce de responsable des sites archéologiques du musée Lugdunum.
Bien que mon profil ne correspondait pas tout à fait, j’ai candidaté, connaissant bien le site, pour y avoir rédigé un chapitre de ma thèse. Il s’agissait donc, au départ, plutôt d’une opportunité. Mais très vite, j’ai pris gout à la conservation des vestiges. Mes connaissances des sites archéologiques et des problématiques liées sont un plus pour mener à bien mes missions.

Lyon est une ville qui compte en effet de nombreux vestiges archéologiques indiquant sa puissance et sa place de choix dans l’Empire romain. De quels monuments ou traces parlons-nous exactement ? Lesquels sont sous la responsabilité du musée Lugdunum et pourquoi ?
Lugdunum, capitale de la Gaule Lyonnaise, conserve plusieurs édifices antiques, permis par l’abandon de certains quartiers durant l’Antiquité tardive. Des vestiges ont toujours été visibles dans le paysage lyonnais depuis l’Antiquité, comme les aqueducs ou certaines élévations de l’odéon. Son passé, romain et chrétien, a amené à y conduire de grands chantiers archéologiques. Au XXe siècle notamment, ont été mis au jour : un théâtre, un odéon, un grand monument public, des thermes et des riches domus, des mausolées, et même des édifices paléochrétiens !
Aujourd’hui, ces édifices sont sous la responsabilité de Lugdunum – Musée et théâtres romains. Il s’agit : du parc archéologique de Fourvière, du site des Farges, du parc de St-Just, des mausolées de Trion, de la basilique funéraire de St-Laurent-de-Choulans et d’une pile de l’aqueduc du Gier. Le musée, au travers de mon service, est en charge de la conservation et valorisation de ces vestiges. Il s’agit là de nos missions prioritaires, missions placées sous le contrôle des services de l’État.
Nous avons aussi connaissance d’autres monuments qui ont existé dans la ville, mais dont nous n’avons rien conservé, comme le cirque. Comment intégrer ces « fantômes » dans les actions de valorisation scientifique menées par le musée ?
Lugdunum était une ville importante dans l’Antiquité. L’activité archéologique intense, surtout préventive, démontre cela tous les jours en exhumant ces vestiges. Mais comme il s’agit d’une ville moderne très urbanisée, il n’est pas question de conserver et mettre en valeur tous ces vestiges. Outre les sites déjà évoqués et l’amphithéâtre des Trois Gaules, site géré par la Ville de Lyon, la ville est donc surtout connue par ces « fantômes » dont vous parlez. Ces vestiges sont présentés par les collègues du service médiation, par exemple au travers des objets exposés dans le musée. Le cirque, dont seules quelques traces ont été révélées, est surtout connu au travers de la mosaïque des jeux du cirque, qui présente l’architecture de l’hippodrome antique de Lugdunum.
Le musée et mon service portent également un ambitieux projet de restitution de la ville au IIe siècle après J.-C. Pour se faire, nous sommes accompagnés d’un large conseil scientifique. Cette maquette de reconstitution présentera toute la métropole de Lyon actuelle, mais durant le Haut-Empire. Elle se fonde sur les données archéologiques, notamment issues de l’archéologie préventive. À l’image de ce qui est fait à Rome par le Cireve [Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle – Université de Caen, ndlr], notre projet intégrera des œuvres du musée dans la ville restituée. Cela permettra de valoriser l’ensemble de la ville antique, afin que le public la comprenne dans son ensemble et pas uniquement par ses théâtres et ses aqueducs.

Comment le musée intègre-t-il la présence des sites dans son parcours muséographique, en dehors des deux imposants « canons à lumière » ?
Le but poursuivi par notre directrice actuelle est de relier davantage le musée et ses collections avec les sites archéologiques, d’où proviennent une grande partie des collections. Une exposition temporaire, « Spectaculaire ! Le divertissement chez les Romains », a permis de recréer un premier lien. Le service des expositions et mon service travaillent ensemble pour perpétuer ce lien à chaque exposition.
La maquette de reconstitution pourra ainsi être employée dans le parcours permanent du musée. Et à l’inverse, le projet de valorisation des sites fait également le lien vers le musée en montrant des exemples de collection sur les futurs panneaux pédagogiques qui seront installés in situ en 2025.
Depuis le dégagement complet du théâtre et de l’odéon (1945) sur la colline de Fourvière, quelle a été la politique de restauration et/ou de restitution mise en place ? Et quelles sont les perspectives actuelles ?
Le théâtre a commencé à être fouillé dès 1933. Le XXe siècle avait une politique de restauration différente de la conception actuelle. À l’époque, il s’agissait de restituer certains murs, certains bâtiments, pour leurs redonner leur aspect originel. En France, dans les édifices de spectacles antiques, cela a été encouragé par les volontés politiques de faire des représentations dans ces édifices. Ainsi, sur notre site, les gradins ont été restitués (en anastylose) pour accueillir à nouveau du public.
Il est donc parfois difficile aujourd’hui de définir ce qui est vraiment antique ou ce qui a été reconstitué, les reconstitutions se faisant avec les matériaux antiques.Aujourd’hui, la politique de conservation est plutôt d’exposer dans l’état de découverte, sans restituer des parties de l’édifice. Donc nous essayons de conserver les bâtiments dans leurs formes actuelles comprenant les parties originelles antiques, mais aussi les parties reconstituées, faisant désormais partie intégrante de l’histoire des édifices.
Lorsqu’il y a restauration, utilise-t-on des techniques et des matériaux anciens ou des procédés plus modernes ? N’y a-t-il pas, finalement, un risque de dénaturation des vestiges ?
Les restaurations modernes font l’objet d’une procédure de suivi très précis : étant sur des sites classés monuments historiques, les services de l’État assurent le contrôle de ces travaux. De plus, ces travaux sont forcément menés par un architecte du patrimoine, connaissant les techniques conservatrices les plus adéquates. Aujourd’hui, les matériaux anciens sont privilégiés, comme l’utilisation de la chaux pour refaire les joints.
L’emploi pendant des années de matériaux modernes à l’image du béton sur les édifices antiques a été, c’est vrai, catastrophique. Nous sommes à présent dans un contrôle précis, par analyses chimiques et essais, des produits utilisés. Notre but, aux cotés des services de l’État, est d’assurer la conservation des édifices dans leur état actuel pour les générations futures.


Peut-on parler de conflit entre la conservation nécessaire de ce patrimoine très ancien et le désir d’occuper à nouveau ces pierres comme lieux de spectacles ?
Si l’utilisation comme lieux de spectacles se fait de manière à respecter les monuments, il n’y a pas de conflit. Il y a conflit si des destructions de vestiges se font au profit des spectacles. Le parc archéologique de Fourvière est occupé pendant plusieurs mois de l’été par le festival des Nuits de Fourvière. Les équipes de ce festival et du musée mettent en place des mesures de conservation des vestiges, qui sont toujours respectées. Les structures installées sont toutes autoportées et les vestiges sont protégés.
Pour s’assurer de cela, des discussions régulières sont faites entre les deux entités et des états des lieux (avant installation, lors du festival et après démontage) sont réalisés. Nous ne constatons aucune dégradation majeure à ces occasions. L’intérêt d’avoir un festival sur site est aussi de faire connaître les vestiges archéologiques par un public venant pour la musique et pas forcément pour le patrimoine ancien.
Au quotidien, une partie de votre travail consiste en l’inspection et l’entretien du parc archéologique (on ne doit pas oublier les dégradations liées aux intempéries et les déblaiements à prévoir par exemple). Quelles sont vos autres missions et vos projets à venir ?
Nous venons de terminer un important diagnostic sanitaire et patrimonial, travail engagé depuis quasiment quatre ans. Cet outil permet de définir une sorte de « carnet de santé » des sites archéologiques et de connaître les urgences de conservation. Nous avons donc un programme de restauration pour les prochaines années, de quoi occuper le service pendant un long moment ! En plus de cela,
nous engageons la restauration de mausolées antiques. Le projet de valorisation, comprenant à la fois de nouveaux panneaux sur les sites et une WebApp (la maquette de reconstitution de la ville sera employée dans ce projet), est également une mission importante de mon service et plus largement du musée, dont la première phase devrait être inaugurée en 2025.
Quelles sont les institutions partenaires privilégiées dans la gestion des sites, et quel rôle les chercheurs y jouent-ils ? Des nouvelles fouilles pourraient-elles encore avoir lieu ?
Les institutions partenaires sont nombreuses : services de l’État (CRMH et SRA) et universités. Les chercheurs sont associés sur des projets précis : dans des conseils scientifiques pour des expositions ou pour le projet de valorisation par exemple. Il est indispensable d’être entouré de spécialiste sur chaque projet, afin de s’assurer de la véracité des informations délivrées au public. Ayant moi-même la casquette de chercheur, cela me permet d’échanger facilement avec les professeurs
ou maîtres de conférences. Beaucoup d’informations sur les sites archéologiques sont manquantes et pourraient être apportées par la mise en place de fouilles. De nombreuses zones restent à étudier et à fouiller. Cependant, aucune recherche menée par le musée n’est actuellement engagée. Avant de faire sortir d’autres vestiges de terre, il faut s’assurer de la bonne conservation des vestiges déjà visibles.
Quels sont, selon vous, les grands enjeux de demain autour des vestiges antiques ?
Encore une fois, les grands enjeux sont de lutter contre la dégradation des vestiges archéologiques et de les conserver dans l’état actuel pour les générations futures. Il ne faut pas oublier non plus la crise climatique : les variations de températures ont une incidence sur les vestiges, comme sur les enduits peints. Et cela aussi pour le public : nous avons de moins en moins de végétation et donc de zones d’ombres sur le parc. C’est autour de ces problématiques que nous devons concentrer nos efforts.
Enfin, le dernier enjeu pour le site de Fourvière est de reprendre des recherches archéologiques : fouilles ou programme collectif de recherche. Les fouilles anciennes ont livré peu d’indices sur les périodes tardives et sur les datations. La reprise des recherches permettrait cela et aussi de publier scientifiquement les données de ces édifices. Par exemple, l’odéon, l’un des seuls aussi bien conservé dans le monde antique – c’est quelque chose ! – a peu fait l’objet d’étude et mérite qu’on s’y replonge et une publication scientifique à lui seul.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
reainfo (3 mars 2025). Entretien avec Jordan Boucard, responsable des sites à Lugdunum – Musée et théâtres romains. Actualités des études anciennes. Consulté le 15 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13epi