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Frères et sœurs dans l’Antiquité gréco-romaine. Réflexions autour d’un lien familial

Bielman Sánchez (A.) et Dubosson-Sbriglione (L.) (dir.), Frères et sœurs dans l’Antiquité gréco-romaine. Réflexions autour d’un lien familial – Neuchâtel : Éditions Alphil – Presses universitaires de suisse, Echo – Collection de l’Institut d’Archéologie et des Sciences de l’Antiquité de L’université de Lausanne – N°15, 2024. – 430 p. – ISBN : 978-2-88930-651-0


Première de couverture © éditions Alphil

L’intérêt pour les relations sœurs-frères est assez récent : les études pionnières sont celles de Didier Lett en histoire médiévale, mais le sujet commence aussi à devenir à la mode en histoire antique comme en atteste la parution, à dix-huit mois d’intervalle, de deux recueils d’articles1 qu’il aurait été intéressant de comparer. Nous rendons compte de celui procuré par nos collègues de Lausanne.

L’organisation de ce recueil de contributions suit un ordre chronologique depuis l’époque hellénistique jusqu’au Haut-Empire. Quatre contributions portent donc d’abord sur le monde grec ou hellénisé. Élisabeth Carney, dont les travaux sur les femmes des cours hellénistiques font autorité, s’intéresse aux relations entre Alexandre le Grand et ses sœurs, germaines ou consanguines (« The Sisters of Alexander the Great : the Daughters of Philip II », pp. 43-56). Elle propose une synthèse utile des renseignements dont nous disposons, mais l’on peut regretter le manque de nouveaux éléments par rapport à son livre de 2000 ou à son article paru dans Historia en 1988 et, en définitive, elle va moins loin dans l’analyse de la nature de la relation entre frère et sœurs, en dehors des simples aspects politiques, que l’article de Monica D’Agostini de 20212. La contribution de Stefano Caneva (« “Theoi Adelphoi”. Ptolémée II, Arsinoé II et la fondation du mariage endogamique dynastique », pp. 57-83) passe au crible l’ensemble de la documentation concernant ce couple adelphique, matriciel pour la dynastie lagide, en portant particulièrement l’attention sur la publicité de cette union, orchestrée par les deux souverains. Outre l’examen des sources, S. Caneva se livre à une analyse précise de la bibliographie avec en particulier une mise au point sur les discussions soulevées par l’hypothèse de R. Hazzard3 sur la réticence des sujets grecs par rapport à cette union. L’étude montre que cette union entre frère et sœur doit davantage à un modèle religieux (Isis/Osiris, Héra/Zeus) qu’à un supposé modèle politique pharaonique ; elle permet aussi de voir comment l’agentivité d’Arsinoé a pu se développer en mobilisant ou non, selon les contextes, la relation adelphique.

L’étude sur les Lagides mariés entre frère et sœur aux générations suivantes est conduite par A. Bielman Sánchez et étendue aux Séleucides, moins nombreux à avoir eu recours à cette pratique (« Sœur de roi, frère de reine. Remarques sur le lien adelphique chez les Lagides et les Séleucides », pp. 85-121). L’auteure fait une distinction intéressante entre les souverains philadelphes qui étaient en effet biologiquement frères et sœurs et ceux qui, bien qu’honorés ou connus sous l’appellation d’adelphoi, étaient en réalité cousins, comme Ptolémée III et Bérénice III, ou bien oncle et nièce tels Ptolémée VIII et Cléopâtre III ou Ptolémée X et Bérénice III, ou bien encore sans lien biologique de parenté comme Cléopâtre Ière et Ptolémée V. Pour tous ces cas, en s’appuyant notamment sur les travaux de Sheila Ager, A. Bielman Sánchez analyse l’utilisation de la relation sœur-frère comme instrument de légitimation et d’assurance politique (le lien adelphique a une vocation permanente que n’a pas le lien conjugal), de manière bien plus affirmée chez les Lagides, en raison du modèle des Philadelphes, que chez les Séleucides.

Délaissant les têtes couronnées, Selen Kiliç Aslan étudie les indices épigraphiques de la pratique des mariages entre frère et sœur dans l’ensemble de l’Asie mineure et relève une nette prédominance en Lycie. Elle conclut à une ancienneté de cette pratique, antérieure à l’hellénisation, et donc à la vogue des mariages adelphiques royaux lagides et séleucides.

Les neuf contributions suivantes portent sur le monde romain. Celle de Francesca Rohr Vio (« Fratelli e sorelle nel tempo della guerra civile tra i doveri della parentela e le esigenze della politica », pp. 159-185) est une synthèse sur les stratégies matrimoniales politiques de la fin de la République, bien étudiées et connues par ailleurs, qui rendra service au lectorat italien. La très belle contribution d’Ann-Cathrin Harders (« “A sister whom no brother did ever love so dearly” – Octavian, Octavia and sibling politic in the age of the triumvirs », pp. 187-211), alliant une approche anthropologique à une bonne connaissance du droit de la famille avec des compétences numismatiques, expose de manière très claire et complète l’instrumentalisation d’Octavie par son frère. La même Octavie est aussi étudiée par Francesca Cenerini (« Ottavia, sorella dell’imperatore Augusto », pp. 213-228). Mais, à vrai dire, pour intéressant que soit cet article, il porte davantage sur la construction de la domus Augusta, à laquelle Octavie prend une part active, qu’aux relations entre frère et sœur.

David Woods (« Caligula and his Sisters », pp. 229-247) se rattache davantage au sujet du livre en tentant de démontrer que Caligula n’aurait eu de relations sexuelles avec aucune de ses trois sœurs, mais simplement une forte affection liée aux traumatismes partagés dans leur enfance ; il est curieux que quelques biographies assez récentes de l’empereur (R. Cristofoli 2018 ; P. Renucci 2007 ; S. Wilkinson 2005) n’aient apparemment pas été utilisées. Le même Caligula est étudié ensuite par un de ses biographes (Roberto Cristofoli, « Caligola e Marco Emilio Lepido marito di Drusilla. Alle origini di una predilezione », pp. 249-273) qui examine les choix stratégiques opérés par l’empereur pour marier sa sœur Drusilla. Alessandra Valentini, biographe d’Agrippine l’Ancienne, passe en revue la parenté de Livilla, sœur de Germanicus et Claude, en étudiant les stratégies familiales de la domus Augusta de cette époque plus qu’elle n’étudie la relation frères-sœur (« Livilla, sorella di Germanico e Claudio », pp. 275-298).

Lara Dubosson-Sbriglione (« Ulpia Marciana et Trajan : une relation fraternelle réellement harmonieuse ? », pp. 299-332) est davantage dans la thématique de l’ouvrage : la sœur de Trajan a en effet bénéficié, de son vivant comme après sa mort, de toute l’attention de l’empereur qui dédicace deux colonies à son nom, lui décerne le titre d’Augusta et émet des monnaies la représentant d’abord alors qu’elle est encore vivante, puis d’autres, plus nombreuses, lors de son apothéose (qui intervient dans un temps record) et après celle-ci, avec un type monétaire (l’aigle) jusqu’alors réservé aux hommes. L’historienne montre qu’à toutes les étapes de son règne, Trajan a su utiliser Ulpia Marciana pour assurer la visibilité et servir la propagande de la domus Augusta. Par ailleurs, cette sœur contribua à lui assurer la descendance qu’il n’avait pu obtenir par son union avec Plotine, puisqu’elle fut la grand-mère de Sabine à laquelle il maria Hadrien.

Avec « Commode et ses sœurs. Jeux de pouvoir dans les couloirs du Palais » (pp. 333-355) d’Agnès Molinier Arbo, toute la gamme des relations frère-sœurs semble explorée, de la rivalité pour le pouvoir à la solidarité en passant par la haine. Anthony Alvarez Melero (« Soror equitis Romani. Les rapports adelphiques dans les familles de chevaliers romains durant le Haut-Empire », pp. 357-380) étudie plusieurs cas de mariages hypogamiques et hypergamiques de sœurs de chevaliers pour montrer que le maintien de bonnes relations adelphiques sert au bénéfice mutuel des frères et des sœurs.

Deux intéressants essais synthétiques, co-signés par les directrices de l’ouvrage, encadrent ces communications. L’introduction (pp. 9-42), en particulier, est précieuse pour sa mise au point très utile et précise sur les terminologies antiques et modernes en matière de désignation des frères et sœurs et pour la perspective historiographique qu’elle esquisse. Le chapitre conclusif (« Synthèse », pp. 381-424), après avoir brossé à grands traits un tableau de l’évolution des relations entre frères et des relations entre sœurs, s’intéresse à celles entre frères et sœurs : aucune distinction notable ne semble décelable entre ces fratries mixtes selon qu’elles concernent des germains, des utérins, des consanguins ou des adoptifs ; la qualité des relations nouées pendant l’enfance, pour autant que l’on puisse les connaître, a pu être déterminante pour la suite, à l’âge adulte. L’essentiel de cette dernière communication porte sur les stratégies matrimoniales des souverains et des membres des élites en ce qui concerne leurs sœurs, ce qui constitue aussi la thématique principale de l’ouvrage : préférence pour le mariage hypogamique de la sœur chez les souverains hellénistiques, tendance aux mariages isogamiques des sœurs dans l’aristocratie romaine. Si ces stratégies sont toujours opérées au bénéfice des frères, elles n’en permettent pas moins aux sœurs de mettre en œuvre une relative agentivité.

Le volume se signale par la précision et la clarté des communications, souvent bien informées mais d’intérêt inégal. Il est riche de très nombreux stemmata (pour la partie grecque seulement, hélas !) dont quelques-uns sont peut-être parfois un peu trop interprétatifs (p. 127 par exemple) et il est de fort bonne tenue du point de vue purement éditorial (lire toutefois « Pierre Bonte » pp. 28, 29 et 36 et « Lett » p. 411 ; une faute de translittération de l’égyptien, p. 66), ce qui témoigne d’un très soigneux travail des éditrices scientifiques. Apportons une précision que ne donne pas le titre de l’ouvrage : à l’exception de l’article de S. Kiliç Aslan, c’est une approche de la relation entre frères et sœurs par le haut (rois et reines, famille impériale…) et au prisme du politique, la dimension affective de la relation adelphique étant souvent délaissée.

Exprimons, pour finir, quelques regrets. De manière générale, une mise en perspective avec l’époque classique aurait été souvent pertinente, pour montrer les continuités ou, au contraire, les ruptures, et il était aisé de le faire à partir des synthèses récentes parues sur la famille à l’époque classique. En ce qui concerne les communications portant plus spécifiquement sur les relations maritales entre frère et sœur, peut-être aurait-il été souhaitable d’user avec plus de prudence du terme « inceste » (par exemple p. 112 où A. Bielman Sánchez aurait sans doute intérêt à prendre plus de distance avec la terminologie de Sh. Ager), en essayant de rester, autant que possible, dans une définition émique de l’inceste. De manière générale, il manque une approche anthropologique de la relation adelphique dans la plupart des communications (à cet égard, Agnès Fine, dont les travaux sont fort justement évoqués, est bien une anthropologue et non une sociologue, p. 10), en particulier pour ce qui concerne les unions entre frère et sœur. Si A.‑C. Harders connaît les classiques anthropologiques (Radcliffe-Brown, Lévi-Strauss), ainsi que la bible en matière de prohibitions de mariage dans le monde romain qu’est la somme de Philippe Moreau4, pour l’histoire grecque (où l’article fondamental de Claudine Leduc, 2011, est heureusement cité dans l’introduction), il est curieux de ne jamais trouver de renvois aux travaux de Jérôme Wilgaux. De manière générale, la bibliographie en langue française est souvent ignorée par les auteurs non francophones, en particulier anglo-saxons.

Il n’en faut pas moins souligner l’intérêt de ce livre, ne serait-ce que pour les deux synthèses des éditrices qui permettent à tout lecteur, même non spécialiste, de faire le point sur la question des relations entre frères et sœurs dans l’Antiquité.

Jean-Baptiste Bonnard

Université de Caen

AnHiMA UMR 8210 / HisTeMé ER 7455


1 Savalli-Lestrade (I.) et Hamon (P.) (dir.), Fratries et relations adelphiques dans les cités grecques (IVe s. a.C. IIIe s. p.C.) – Louvain : Peters, 2023 et Bielman Sánchez (A.) & Dubosson-Sbriglione (L.) (dir.), Frères et sœurs dans l’Antiquité gréco-romaine. Réflexions autour d’un lien familial – Neuchâtel : Éditions Alphil : Presses universitaires de suisse, 2024.

2 Carney (E.), Women and Monarchy in Macedonia – Norman: Univ. of Oklahoma Press, 2000 et « The Sisters of Alexander the Great: Royal Relicts », Historia, 37, 1988, pp. 385-404 ; D’Agostini (M.), « Alexander the Great and his Sisters: Blood in the Hellenic Palace », in Ead., Anson (E. M.) et Pownall (F.) (dir.), Affective Relations and Personal Bonds in Hellenistic Antiquity – Oxford: Oxbow Book, 2021, pp. 19-36.

3 Hazzard (R. A.), Imagination of a Monarchy. Studies in Ptolemaic Propaganda – Toronto : Toronto Univ. Press, 2000.

4 Moreau (Ph.), Incestus et prohibitae nuptiae. L’inceste à Rome – Paris : Les Belles Lettres, 2002.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Jean-Baptiste Bonnard (14 avril 2025). Frères et sœurs dans l’Antiquité gréco-romaine. Réflexions autour d’un lien familial. Actualités des études anciennes. Consulté le 25 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13qwz


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